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Philippe Forest et Philippe Muray sont-ils des iconoclastes ?

Insoumissions

 

Philippe Forest, Une fatalité de bonheur, Grasset

 

Philippe Muray, Ultimat Necat II. Journal intime 1986-1988, Les Belles Lettres.

 

Tous les livres importants arrivent à leur heure. C’est ainsi qu’ils se croisent, échangent leurs vues, s’accordent, se confortent, parfois divergent, se contredisent, mais vite se rejoignent, se retrouvent sur l’essentiel. Le paradoxe est que, fussent-ils, ces livres, écrits à des époques différentes, parfois à des siècles de distance, ils ont pour point commun que le lecteur y trouve des réponses à sa vie vécue, aux maux de son époque, et fussent-ils pour la plupart des témoignages à charge sur celle-ci.

Deux batailleurs

Philippe Muray et Philippe Forest, bien que n’appartenant pas à la même génération (près de vingt ans les séparent), sont des contemporains ; ils ont, à distance l’un de l’autre, eu connaissance du climat et des enjeux politiques, intellectuels, littéraires, de l’après-guerre et en ont, chacun à leur façon, tiré les leçons  qui ont nourri leurs écrits, déterminé leurs engagements. Philippe Muray est mort en 2006, mais n’a pas pour autant abandonné le combat, laissant derrière lui bombe à retardement : les milliers de pages de son journal intime, Ultima necat, dont vient de paraître le deuxième volume daté des années 1986-1988. Philippe Forest, parvenu, au mitan de sa vie, mais dans la pleine force de son âge, poursuit ce qu’il considère comme l’engagement de sa vie : la quête du « réel », menée avec obstination et pugnacité par les voies de l’essai et du roman. Ce sont précisément un essai et un roman signés de lui qui sont annoncés, l’un à paraître dans les jours qui viennent, Une fatalité de bonheur, l’autre, le roman, prévu pour la rentrée littéraire de septembre. Nous reviendrons sur ces deux ouvrages, mais je ne saurais trop recommander, dès maintenant, la lecture d’Une fatalité de bonheur, essai qui se présente sous la forme d’un abécédaire (voulu par la collection dans laquelle il est publié) et dont Rimbaud qui commande les entrées.

Modéré ?

Muray et Forest, s’ils ont des cibles communes  — toutes les formes d’idéalisme, de romantisme, de sacralisation de la figure de l’Écrivain, ses prétentions à se situer au-delà du bien et du mal, ses postures héroïques d’auteur maudit, ses transes se voulant prophéties et quêtes de grands Mystères ; aussi les puritanismes, la haine du sexe, les vieux discours recuits sur la Révolution, en un mot, le déni du réel…— ; s’ils ont des alliés communs, sollicités de façon insistante dans leurs écrits, notamment Freud et Bataille, ils diffèrent néanmoins dans le choix des armes, dans leur stratégie, et plus profondément dans leur conception du roman comme dans leur mode d’être. Chez Muray, admirateur de Bloy et Céline, le polémiste, l’imprécateur l’emportent, ses romans sont des continuations de la guerre par d’autres moyens. Je ne suis pas sûr, par ailleurs, que l’auteur du XIXème siècle à travers les âges ait manifesté une grande appétence pour la démocratie. Forest, lui, n’hésite pas, dans Une fatalité de bonheur, à se définir démocrate, opposant à la violence, à la radicalité des discours politiques et aux proclamations des rebelles autoproclamés (sur papier), un esprit  de « modération », un « goût de la mesure ». Mais attention ! Qu’on ne se fie pas à l’allure débonnaire de ce Philippe-là qui tranche sur l’image qu’on a de l’autre Philippe, Philippe Muray, lequel donne l’image à qui l’a connu (image amplement confirmée par la lecture d’Ultima Necat) d’un homme tourmenté, blessé souvent, vindicatif, injuste parfois avec ses proches (sa femme, ses amis, ses éditeurs), doutant de lui puis assuré de son génie, mais drôle, brillant, d’un humour déglingueur, grand lecteur, d’une culture époustouflante, et ayant néanmoins préservé en lui un touchant esprit d’enfance… S’agissant du « modéré » Philippe Forest, oui, j’insiste : prudence… Quand pour lui l’essentiel est en jeu  — le réel de son existence devant lequel le roman ne doit rien abdiquer et n’avoir pour objectif que d’en approcher au plus près la vérité—  alors il passe à l’offensive et peut causer de gros dégâts chez ceux qui lui cherchent noise. À ces imprudents, assurés de voir en Forest un grand garçon à l’allure bonhomme, je me permets de donner cette information (peu connue, parce que ce n’est pas son genre à lui de se vanter) : il a manqué de peu une sélection à des Jeux Olympiques. Sa discipline ? Le sabre. Les voilà prévenus !

Admirations et exécrations

J’ai suggéré, dans mon compte rendu du premier volume d’Ultima  Necat, que ce Journal intime de Philippe Muray pourrait bien être son chef-d’œuvre. La lecture du second, couvrant les deux années au cours desquelles Muray travaillait à son roman Postérité, me conforte dans mon jugement. Si la presse a fait largement écho à la parution du premier tome, il me semble que ses thuriféraires de la dernière heure, bien absents pendant les années où Muray commençait à écrire (d’où ses plaintes d’être «oublié », « méconnu », et la bien compréhensive amertume dont son journal fait état), ont été à nouveau peu audibles. Il est vrai que le Muray intime, le Muray sans interdits, sans tabous, le Muray totalement libre, ne peut être un compagnon de tout repos. Pas plus que ne furent toujours fréquentables les écrivains et artistes qu’il admirait. Qui est prêt, aujourd’hui, à se compromettre avec un forcené qui crache sur « la vieille nurse grise d’un monde foutu : la mère Duras », qui fulmine contre « l’infantocratie » (mot repris à de Kundera), et la « procréocratie », contre les « pères-mères » et autres papas-poules,  qui fait l’éloge du pape parce que lui, au moins, n’a pas de descendance et parce que, sans instinct maternel, il est seul infaillible, qui trouve grand le Christ pour son « opération athée » de « désacralisation des intérêts fondamentaux de l’espèce », qui défend la cause des fumeurs, des chasseurs, des amateurs de corridas, se fout de l’avenir de la « planète », tient l’art contemporain pour une « vaste poubelle », cite l’horrible islamophobe Tocqueville, s’en prend aux homosexuels tout en faisant l’apologie de la sodomie, trouve catastrophique la capote en pleine expansion du sida … Quoi ? Vous ne suivez plus? Vous pensiez que les écrits qui comptent sont ceux qui doivent nous laisser l’âme en paix ? Ce n’était pas le point de vue du nommé Jésus, que cite souvent Muray. Ni celui d’un Isidore Ducasse. Ni celui des auteurs cités plus haut. Ni, le mien, on l’aura compris.