Le premier contact avec le travail de Valérie John est déroutant. Ces grandes bandes verticales un peu gondolées, surchargées de noir, apparemment vernies, qui pendent du plafond ou courent sur les cimaises, de quoi sont-elles faites et que signifient-elles ? On s’approche et l’on commence à distinguer des détails. Ce que l’on a sous les yeux, ce n’est pas tout-à-fait de la peinture, en tout cas pas ce que l’on entend par là habituellement : des coups de brosse sur de la toile ou du carton. Il y a du relief dans ces surfaces, suffisamment pour graver des motifs qui se répètent du haut en bas de l’œuvre, souvent inspirés des pétroglyphes et des poteries des Indiens caraïbes, les premiers habitants de la Martinique, visages très stylisés, cercles concentriques. On remarque aussi un quadrillage, en croyant y voir encore un motif décoratif alors qu’il s’agit de toute autre chose : de la matière même de l’œuvre qui se constitue, qui s’élabore en même temps que l’œuvre elle-même.
Valérie John ne peint pas sur du carton. Elle produit son support à partir de fines bandes de papier de récupération qu’elle tresse et fait tenir ensemble avec un amalgame dont elle a le secret, qui mêle la gomme arabique, la pâte d’indigo à de la poudre d’or. Elle obtient ainsi une première surface colorée différemment suivant la composition de l’amalgame utilisé à tel ou tel endroit. L’indigo ne donne pas nécessairement une teinte bleu et cette couleur se trouve d’ailleurs en général absente de ses œuvres (sauf dans la série « Y telmen nwè ké y ble » : « tellement noir que c’est bleu »), même s’il est possible de percevoir des reflets bleutés qui sortent de la profondeur de la matière, ici ou là. La superposition des couches donne en effet au tissage la densité nécessaire pour faire surgir de l’intérieur d’un morceau dont le teinte paraîtrait, vu de loin, uniforme des variations, des vibrations d’une toute autre nature que les nuances produites par le pinceau du peintre, tout en assurant la solidité nécessaire à la pérennité de l’œuvre.
« Palimpseste », parce que la surface offerte à la contemplation n’est que le dernier étage d’un travail qui s’élabore, couche après couche, pendant des heures et des heures d’un travail minutieux – entrecoupé par les temps nécessaires au séchage –, dont le résultat n’est jamais certain, ce qui conduit l’artiste à couper, à rajouter jusqu’à ce qu’elle s’estime satisfaite. Mais l’on voit bien que l’œuvre exposée n’est définitive que par la volonté de l’artiste. Elle n’est pas vernie, contrairement aux apparences, l’effet brillant tient à l’amalgame utilisé, si bien qu’il serait toujours possible de superposer une couche supplémentaire, et encore une autre jusqu’à l’infini, si l’infini était une catégorie à notre portée.
Depuis vingt ans qu’elle a mis au point sa technique, Valérie John s’est livrée à diverses expériences, sans jamais renoncer aux bases de son travail. Les bandes cèdent parfois la place à des panneaux muraux ; certaines grandes pièces peuvent être façonnées comme des sculptures ; elle peut renoncer complètement au noir (de la poudre de toner) et se cantonner à un beige marron qui imite le cuir à s’y tromper. Sa dernière exposition présentait des œuvres de dimension plus modeste dans lesquelles elle intègre des pages de livres, ou des photographies hachurées et démultipliées. Cette exposition a permis de découvrir également le début d’une nouvelle série centrée sur le livre considéré comme un objet, ainsi qu’une vidéo qui fait défiler verticalement et horizontalement (encore le quadrillage), des images en mouvement, sachant que chaque image est elle-même la superposition de plusieurs calques. C’est donc un autre palimpseste, ou plutôt un palimpseste au carré puisque l’écran en est lui-même un, fabriqué avec la technique habituelle. Le résultat est une sorte de tableau abstrait qui se modifie sans cesse, aux couleurs chatoyantes, une palette inattendue chez cette artiste.
Au premier coup d’œil, l’œuvre de Valérie John n’est pas située géographiquement : son travail a de quoi séduire les amateurs dans le monde entier. Seules certaines œuvres récentes, à cause des collages, trahissent immédiatement l’influence afro-antillaise. Pour le reste, les motifs gravés ne sont pas immédiatement déchiffrables, ou sont susceptibles d’interprétations diverses. Pourtant il n’y a pas d’artiste, plus généralement pas d’être humain, qui ne soit ancré quelque part. Ainsi Valérie John associe-t-elle son travail à ses racines antillaises. Tissage c’est métissage, comme le croisement, comme la rencontre et les superpositions qui, éventuellement, en résulteront…