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Leçon d’écriture (4) : « Tout est passé si vite » de Jean-Noël Pancrazi

Jean-Noël Pancrazi est un auteur de romans dont l’œuvre, relativement abondante, est désormais éditée chez Gallimard. Tout est passé si vite, publié en 2003 (1), raconte la fin de vie d’Elizabeth, une amie du narrateur dont elle fut le mentor dans le monde de l’édition. Atteinte d’un cancer incurable, portant perruque à la suite du traitement subi pour retarder l’échéance, elle s’efforce de faire bonne figure, entourée par quelques âmes compatissantes : le narrateur lui-même ; Claire, l’attachée de presse de la maison dont Elizabeth est l’une des éditrices en même temps qu’écrivaine exigeante néanmoins gratifiée par le succès ; Bernard, le préparateur qui corrige et met en pages ; Alain, avec lequel elle a entretenu une longue amitié amoureuse, héritier de la maison mis sur la touche à la suite d’un changement de propriétaire ; Roger qui fut son parrain dans l’édition et l’entoure de ses sentiments paternels ; plus quelques autres, appartenant plutôt au milieu interlope où elle trouvait des amants de passage. De ce second monde se détache la figure de Medhi, affabulateur au grand cœur, vivant d’expédients, qui vend son corps à tout homme qui en veut bien et n’est pas sans rappeler le héros tragique de La Nuit juste avant les Forêts de Bernard-Marie Koltès (2). Tous ces personnages font l’objet de portraits assez détaillés et l’on imagine volontiers que les initiés ont dû s’adonner avec délices au jeu des correspondances entre la réalité et la fiction. Quant au lecteur lambda qui ouvre ce livre,… il risque de le refermer aussitôt pour avoir déjà trop vu de ces récits plus ou moins romanesques brossant le portrait apitoyé d’un cher disparu. Il aurait pourtant bien tort, en l’occurrence, s’il aime la « bonne  littérature » (3). Tout est passé si vite nous fait passer d’un personnage au suivant, d’une émotion à l’autre, sans jamais lasser et, surtout, s’avère écrit dans une langue superbe, originale et très finement ciselée.

173 pages de texte dans une typographie aérée, voilà un ouvrage qui sera vite lu, se dit-on, un intermède entre deux romans plus roboratifs. Erreur ! Car ce petit livre est écrit de telle façon qu’il contraint à une lecture attentive, avec ses longues périodes à la construction complexe. Depuis Proust, qui demeure le champion des phrases interminables, quelques auteurs se sont fait une spécialité de cette manière, parmi lesquels Claude Simon dont il n’est peut-être pas inutile de rappeler qu’il reçut le prix Nobel de littérature en 1985. J.-N. Pancrazi la pratique lui aussi avec une belle élégance. On en jugera par deux extraits, fatalement assez longs.

Le premier, à l’imparfait, raconte les derniers jours d’un personnage, Vivian Bearing, qui n’apparaît qu’à un seul endroit du roman. Également atteinte par un cancer, elle fut une universitaire spécialiste des sonnets sacrés de John Donne dont elle s’efforce encore de faire partager les beautés aux soignants qui l’entourent. Le passage ce termine par la phrase suivante :

Mais elle devait finir par admettre qu’aucune abstraction, aucune méditation sur l’âme, aucun jeu verbal ne tenait face à la souffrance qui la cassait bientôt d’un coup, la faisait plonger sous la couverture où elle grelottait d’effroi, la rendait pareille – quand si haute, maigre et désorientée, elle essayait d’aller, pour la dernière fois, vers l’autre bout de la chambre en trimbalant son pied à perfusion – à un échassier irradié, privé des ses antennes, qui errait dans une fin déserte et condamnée de campus ; la réduisait, dans le lit où elle ne bougeait plus, à une main presque insensible que Suzie, l’infirmière qui l’aimait, massait longtemps aves de l’huile d’amande douce, à des gémissements de plus en plus faibles, à une mince parcelle de conscience, lorsqu’elle entendait à peine Mme Ashford, son ancien professeur de poésie métaphysique qui, après avoir traversé la ville sous la neige, venait s’asseoir, dans son manteau brun, sur le lit, tout à côté d’elle, ouvrait simplement un livre pour enfants et lui racontait l’histoire du petit lapin fugueur qui voulait s’enfuir de sa maison : il avait beau vouloir se transformer en truite dans une rivière, en oiseau sur un arbre, sa maman lui disait qu’elle le rattraperait toujours, avant de la regarder s’endormir, de partir en souhaitant que les anges musiciens viennent la chercher et accompagnent son envol. (p. 139-140)

Dans cette seul phrase apparaissent, entre autres, l’image superbe de l’échassier irradié (par le traitement anti-cancéreux), privé des ses antennes (ses cheveux), qui errait dans une fin déserte et condamnée de campus (puisque V. Bearing était professeure d’université), deux personnages fugitifs mais émouvants (Suzie et Mme Ashford), le résumé d’un conte, l’appel à une mort sereine de la patiente. Le passage réclame une attention soutenue de la part du lecteur s’il veut en saisir tout le sens. Il devra sans doute remonter au début de la phrase pour suivre les formules ternaires, pour se souvenir que c’est la souffrance qui est l’antécédent de qui la réduisait, bien après la cassait et la faisait plonger, la dernière proposition ouvrant sur une autre formule ternaire (à une main, des gémissement, une mince parcelle). Il devra encore se montrer vigilant, tout-à-fait à la fin, pour ne pas confondre l’enfant dans le rattraperait et la mourante dans la regarderait.

Le passage suivant, au plus-que-parfait, ne soulève pas les mêmes difficultés de lecture ; il semble couler aisément et l’on peut être davantage tenté de se laisser emporter. Elisabeth a eu une brève aventure avec François, pianiste au New Morning ; elle veut l’apercevoir, ou plutôt l’observer à nouveau.

Et lorsque, quelques mois plus tard, elle avait cherché à le revoir une nuit d’été où tout était ouvert au Café Bleu, cela n’avait été que pour vérifier sa façon de sourire, de continuer à pianoter, à improviser de ses doigts si minces, presque enfantins, sur le rebord de la table, d’agiter sa grande mèche blonde au gré de ses emportements de musicien sincère, emballé par la vie et sans tourment inventé, qui l’avait sans doute aimée plus que ce qu’elle avait jamais imaginé et qui – au moment où elle s’était levée, assez vite, comme en retard de roman, sous le bleu des lampes amoindri par la chaleur – l’avait regardée avec l’immense tristesse de sentir qu’il n’était plus pour elle que l’ombre d’un modèle qu’elle n’avait fait revenir que pour apporter une dernière retouche au personnage qu’elle était en train de composer. (p. 160)

Le passage est intéressant sur le fond car il souligne l’égoïsme de l’écrivain qui ne s’intéresse à quelqu’un que pour en faire le personnage d’un livre. Il révèle aussi toute la virtuosité de J.-N. Pancrazi : la formule ternaire du presque début (de sourire, de continuer, d’agiter coupée par à pianoter, à improviser… et prolongée par un portrait du pianiste qui nous renseigne à la fois sur son physique (mèche blonde), sa particularité en tant que musicien (sincère) et son caractère (enthousiaste, pas compliqué). Cependant la phrase ne s’arrête pas là qui esquisse ensuite un trait de la psychologie d’Elisabeth – l’égoïsme évoqué plus haut de l’auteur qui ne pense qu’à son roman –, tout en décrivant la tristesse de François, et en rappelant la double notation horaire et climatique initiale (le bleu des lampes amoindri par la chaleur renvoyant à nuit d’été du début). Et tout cela dans une cascade de propositions relatives qui s’enchaînent avec une rigueur implacable (et qui l’avait regardé, qu’il n’était plus, qu’elle n’avait fait, qu’elle était en train). Mais si le lecteur se laisse ici emporter, ce n’est pas directement à cause de cette construction savante, c’est parce qu’elle contribue – paradoxalement peut-être ou plutôt parce qu’elle s’avère parfaitement maîtrisée – à créer une musique, une musique de mots qu’on pourrait rapprocher – me semble-t-il – de certains morceaux pour clavecin ou pour violoncelle de Jean-Sébastien Bach. Cependant, comme chez Bach il faut écouter toutes les notes pour jouir complètement de la musique, il importe ici de rester attentif à chaque mot. Et c’est pourquoi même ce second passage, en dépit de sa fluidité apparente, devra sans doute être relu par qui voudra le goûter complètement.

L’écriture de J.-N. Pancrazi oblige à la lenteur.

 

(1)    Jean-Noël Pancrazi, Tout est passé si vite, Paris, Gallimard, 2003, 183 p. Grand prix du roman de l’Académie française.

(2)     http://mondesfr.wpengine.com/espaces/periples-des-arts/la-nuit-juste-avant-les-forets-interpretee-par-jacques-olivier-ensfelder-incandescent/

(3)    L’auteur de ces lignes est bien conscient de ce que cette expression « bonne littérature » a de subjectif. Il doit donc préciser un peu ce qu’il entend par là : une littérature soucieuse à la fois de la forme et du fond, c’est-à-dire telle que le souci de la « belle langue » ne s’exerce pas au détriment de l’intrigue – ou tout au moins d’un récit suffisamment original pour retenir l’attention du lecteur. Les précédentes chroniques de la série « Leçon d’écriture » aideront à mieux comprendre de quoi il s’agit.