Publications

Espionnage, secret et démocratie

Alain Dewerpe, dans une considérable étude intitulée Espion. Une anthropologie historique du secret d’Etat contemporain[1], défend l’idée selon laquelle la figure de l’espion est paradigmatique de l’ambiguïté de la démocratie, concentrant en lui cette tension du secret et de la publicité[2]. Condamné unilatéralement pour des motifs politiques et moraux au dix-huit et dix-neuvième siècle avant d’être partiellement réhabilité au vingtième siècle, l’espion semble recéler des indices précieux nous permettant de faire de lui un enjeu majeur de la démocratie. En effet, tant à l’intérieur d’un Etat qu’en mission à l’étranger, l’agent secret est l’agent de la révélation mais également le protecteur des secrets : il recherche clandestinement des informations secrètes dans le but de les divulguer. Il découvre tant pour cacher que pour révéler.

Cependant, si la tâche de l’espion est la même dans l’ordre interne et dans l’ordre externe des Etats, il ressort que les deux logiques sont à distinguer. De fait, dans les rapports entre Etats, la question qui occupe la démocratie peut se formuler de la manière suivante : d’une part en temps de paix, faut-il appliquer une diplomatie manifeste, claire pour les autres Etats et condamner la diplomatie secrète, et d’autre part en temps de guerre, faut-il proscrire le recours à l’espionnage comme relevant de pratiques « anormales » ? En temps de paix, il est évident que le refus de la diplomatie secrète n’a pas aboli le secret entre Etats, mais l’a simplement déplacé aux services spéciaux. C’est aux espions qu’ont été délégué les fonctions occultes de la diplomatie. En ce sens, si les figures du diplomate et de l’espion s’opposent, le premier étant officiel, le second occulte, elles apparaissent complémentaires dans la politique extérieure des Etats, organisant ce que Dewerpe appelle le « secret d’Etat international »[3]. En temps guerre, et de manière plus certaine encore, l’espion gère cette guerre du savoir et de l’information qui sera la clé de la victoire. Il a pour double rôle de percer à jour les secrets de l’adversaire tout en protégeant ceux de son pays. La référence historique que nous pouvons convoquer ici est la seconde guerre mondiale, durant laquelle les démocraties se sont défendues par l’action efficace des services de renseignement, notamment anglais : le débarquement de Normandie a sans doute pu avoir lieu, et créer son effet de surprise grâce aux fausses pistes lancées par ces mêmes services. Le réseau résistant français était également composé d’espions chargés de recueillir des informations (réunis au sein du BCRA, le Bureau Central de renseignements et d’action) quant aux mouvements de troupes allemands, arrivées de ravitaillements ou encore systèmes de télécommunications, rendant possible de les déjouer. Ainsi, le secret, et l’espion, comme celui le protège et le divulgue, est la « matrice des guerres contemporaines »[4]. La mise en exergue de l’espion et du secret dans les rapports entre Etats ne conduit pas mécaniquement à accepter la guerre comme le destin inéluctable de ces mêmes rapports : Kant, dans son traité visant à acheminer les Etats vers la paix perpétuelle, reconnaissait la nécessité d’un article secret en vue de la paix[5]. Au vingtième siècle, avec la guerre froide s’est également développée une forme hybride de relation entre Etats, la guerre secrète, sorte de zone grise, de guerre pendant la paix, dans laquelle les espions ont joué un rôle de premier ordre. Dédoublant leur politique extérieure entre d’un côté la diplomatie ouverte, et de l’autre l’action souterraine des services spéciaux, les Etats se livrent a une véritable « guerre des espions »[6]. Les agents secrets permettant ainsi aux Etats de maintenir les apparences, garder des relations publiques « normales » laissant entière la possibilité d’améliorer les rapports entre pays hostiles tout en mettant sous contrôle un pays ennemi[7]. Il est ainsi clair les rapports entre Etats sont imprégnés de secret, lesquels justifient le recours à l’espionnage. Peut-être peut-on faire le souhait que celui-ci cesse au sein du système international, cependant il faudrait alors envisager que ce dernier soit uniquement composé de démocraties pacifistes. Si Rousseau envisageait la démocratie comme convenant uniquement à un peuple de dieux[8], faisant ainsi le pari du consensus des cœurs. il faudrait également envisager un même type de peuple pour que puisse cesser le secret entre Etats,

Il faut analyser le rôle de l’espion dans le rapport, interne, de l’Etat à ses citoyens. La persistance de l’agent secret est souvent dénoncée comme un stigmate de l’Ancien régime, dans lequel le prince l’utilisait pour se protéger de ses propres sujets, bref le stigmate de sa méfiance. Néanmoins, doit-on forcément l’envisager, certes, comme un système de surveillance de l’opinion publique, mais surtout comme un système de contrôle et de répression ? Les tenants d’une publicité intégrale ne font-ils pas l’amalgame entre le recueillement d’informations, autrement dit d’un savoir, et l’action répressive ? Le maintien de l’ordre, au nom de la sécurité nationale ne peut-elle pas exiger une surveillance secrète ? Bref, l’exigence d’efficacité est-elle toujours en adéquation avec celle de la publicité ? Tant que la surveillance se fait dans la légalité[9], ne peut-elle pas se justifier par une lutte contre les ennemis du régime démocratique ? Si l’espion symbolise ici cette peur du viol de l’intimité, que l’on a vu à l’oeuvre dans la logique de transparence, cependant l’espionnage doit, en faisant la différence entre l’homme et le citoyen, se cantonner à l’existence politique des citoyens, et non à leur intimité.

Mais, et c’est là toute l’audace de l’analyse de Dewerpe, l’attitude du citoyen à l’égard du secret, et donc de l’espion, est ambiguë. En effet, loin d’être seulement victime du secret comme objet de l’espionnage, le citoyen est également, paradoxalement, demandeur de secrets. Et ceci pour deux raisons : la première tient à ce que le citoyen, en tant qu’homme, a des secrets et reconnaît en cela des droits collectifs au secret : il ne peut demander que les autres n’aient pas de secrets et demander que les siens soient respectés. Le seconde car le citoyen trouve confortable et protecteur de charger une partie de la société de la gestion des secrets : le citoyen délègue le secret. Le régime représentatif implique non seulement la délégation de la volonté, mais aussi celle du secret. Un accord tacite est par conséquent passé entre gouvernants et gouvernés :

 

« La représentation […] ouvre ainsi à une délégation de l’usage du secret et ce dernier n’est jamais si efficient que parce qu’il est, aussi et de façon radicalement contradictoire, le produit d’une demande de secret et d’une volonté d’être trompé »[10].

 

Le régime représentatif est le régime du secret tout autant qu’il est celui de la publicité. Cette délégation et cette demande de secret conduit à la formation d’un marché du secret parallèle à celui de la publicité. De même, la publicité d’un secret, c’est-à-dire son abolition, qu’elle soit le fait des espions eux-mêmes, par la voie des médias ou encore par le système de déclassification de documents, révèle que

 

« la frontière entre l’occulte et le manifeste se situe à la croisée d’un processus ininterrompu de mise en réserve et de dévoilement, de construction et d’abolition du secret, de circulation incessante d’un espace à l’autre »[11].

 

La publicité du secret, qui se fait toujours en démocratie sur la forme du scandale[12], oscille entre une logique de légitimation et celle de dénonciation et témoigne de sa persistance dans la politique contemporaine. Cependant, et c’est ce qui importe dans le cadre de notre sujet, c’est que la définition d’un secret « démocratique » peut dès lors être avancée. Contrairement au secret absolutiste, qui est absolu, le secret contemporain s’inscrit dans un espace ouvert, il est devenu relatif, susceptible d’être dévoilé. Il n’est plus un nefandum, une chose à jamais tue, que le langage ne saurait formuler, bref l’indicible. Le secret démocratique est cette instance précaire, temporaire[13], un produit de l’acculturation du secret à la démocratie, que le public peut toujours découvrir. Il n’existe même que parce qu’il peut être dit, formulé, énoncé et dénoncé : « le secret n’a de sens que pour être dit, communiqué »[14]. L’espion, au sein d’une économie générale contemporaine du secret, s’opposant à une vision morale voire moralisante du secret, tient ainsi le rôle de gardien de la frontière entre l’occulte et le manifeste. Formant un continuum, l’opacité et la publicité sont les « faces d’une même médaille »[15], celle de la démocratie contemporaine, car, comme le dit Dewerpe, cette dernière

 

« ne se donne pas pour fin, en une sorte de désir univoque et absolu, […] l’abolition du secret, mais bien plutôt [travaille] à reconstruire une frontière nouvelle du secret et du manifeste : c’est sur cette frontière originale que veille l’espion du XXè siècle, celui qui cherche à abolir le secret et qui donne à voir en révélant, mais aussi celui qui se cache dans ce dévoilement, joue de cette réserve, met à part et se met à part, figure ambivalente de qui abolit le secret et le conserve, de  qui l’attaque et le protège »[16].

 

Loin d’avoir détruit le secret, la mise hors-la-loi démocratique du secret a poussé ce dernier à s’immerger et à proliférer dans la clandestinité, dans le silence,échappant ainsi au contrôle de la loi et du public.De cette manière, l’arcane peut d’autant pieux proliférer qu’elle n’a plus de lieu. Sortant du silence, le secret peut dire son nom et être contrôlé. La prolixité du secret n’est aucunement contradictoire avec son maintien : dire qu’il y a du n’est pas révéler le contenu du secret. Le secret, né du choc de la logique de l’efficacité et de celle de la publicité, ne peut être nié ou réduit à l’espace de l’intimité mais doit être considéré comme constitutif de l’espace politique, qu’il s’agisse des relations interétatiques ou intérieures. Secret et publicité cohabitent sous le même toit, de la même manière que les relations qui unissent les gouvernants aux gouvernés sont empreintes de confiance et de méfiance.

 

 

[1] A. Dewerpe, Espion. Une anthropologie historique du secret d’Etat contemporain, Gallimard, 1994.

[2] « L’étude de l’espion vise à rendre raison des conditions de possibilités du secret dans une culture politique de la transparence », A. Dewerpe, ibid. p. 15. Dewerpe entend ici le mot « transparence » dans le sens du principe de publicité.

[3] A. Dewerpe, ibid., p. 64.

[4] A. Dewerpe, ibid., p. 59.

[5] E. Kant, Vers la paix perpétuelle, GF, p. 108/109.

[6] A. Dewerpe, ibid., p. 69.

[7] Un exemple est celui des relations entretenues depuis les années quatre-vingt dix entre les Etats-Unis et la Corée du Nord : deux pays qui s’épient tout en conservant des liens diplomatiques.

[8] « S’il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement », J.J. Rousseau, Du contrat social, GF, p. 97.

[9] La légalité, critère de la légitimité de la surveillance, a été niée dans deux cas célèbres. Les écoutes téléphoniques de la cellule de l’Elysée sous la présidence Mitterrand, lequel les avait diligenté à son propre profit et sans ordonnance d’un juge. Le second cas, plus récent, est celui des écoutes téléphoniques, également illégales, menées contre le terrorisme aux Etats-Unis et révélées en décembre 2005 par le quotidien le New-York Times.

[10] A. Dewerpe, ibid., p. 97.

[11] A. Dewerpe, ibid., p. 305.

[12] On peut penser à l’exemple paradigmatique de la révélation de la maladie du président Mitterrand.

[13] « Le secret d’aujourd’hui est le livre ou le film de demain », A. Dewerpe, ibid., p. 266, faisant écho à la sentence de Racine : « Il n’est point de secrets que le temps ne révèle », J. Racine, Britannicus, Acte IV, scène IV.

[14] P. Boutang, Ontologie du secret, PUF, p. 129.

[15] A. Dewerpe, ibid., p. 90.

[16] A. Dewerpe, ibid., p. 13.