Deux jeunes metteurs en scène, le Martiniquais Nelson-Raffael Madel et Damien Dutrait, se sont associés au sein du « Théâtre des Deux Saisons » pour monter P’tite Souillure à Fort-de-France en mars de cette année. Si les Foyalais ont eu ainsi la primeur de cette deuxième création française de la pièce de Koffi Kwahulé, les nombreux passionnés de théâtre qui se presseront bientôt en Avignon ne devraient pas manquer l’occasion d’aller voir ce très remarquable travail qui sera présenté àla Chapelle du Verbe incarné pendant toute la durée du festival.
La première pièce de Koffi Kwahulé, originaire de Côte-d’Ivoire, a été publiée en 1993 ; il est désormais un écrivain de théâtre reconnu, à la tête d’une œuvre considérable (vingt-trois pièces de théâtre, des romans, des nouvelles, un essai sur Jarry). Son théâtre est savant ; il affectionne les constructions complexes, les personnages ambigus, le tout traduit dans une langue au registre varié, depuis la poésie la plus pure jusqu’aux grossièretés les plus crues. P’tite souillure illustre les multiples talents de ce dramaturge. Faute de pouvoir en présenter l’analyse détaillée, on se contentera de faire ressortir quelques points forts (1).
La construction est circulaire. Au départ un intrus, nommé Ikédia, débarque dans une famille bourgeoise (papa médecin, maman au foyer, la jeune fille révoltée) et annonce qu’il mettra le feu à la maison. À la fin il y met effectivement le feu. Entre-temps nous aurons appris pourquoi il avait une bonne raison de le faire. La première énigme de la pièce est donc en réalité double ? Pourquoi prétend-il incendier la maison et le fera-t-il vraiment ? Nous aurons d’abord la réponse à la première question : son père a été tué par une femme de la maison. Ce qui engendre immédiatement une nouvelle énigme : laquelle de la mère ou de la fille est responsable ? Mais Koffi Kwahulé est un auteur contemporain : ni les questions ni les réponses ne sont formulées directement. Voici par exemple comment il fait savoir que quelqu’un a été assassiné et qu’il s’agit du père d’Ikédia. Ce dernier, sur la scène, fait mine d’abattre le père (de la famille) avec un fusil. Cela sous-entend qu’ils se sont parlé tous les deux à propos d’un meurtre et qu’Ikédia sait déjà de quoi il retourne. Mais le spectateur est dans l’ignorance de ce qu’ils ont pu se dire avant ; il voit simplement le jeu de scène accompagné du dialogue suivant :
IKÉDIA : C’était ainsi ?
LE PÈRE : Non, elle (?) tenait d’abord le fusil ainsi, entre les jambes.
Le dialogue se poursuit ainsi pendant un moment sur d’autres sujets – la mère est malade, la fille est fragile – avant qu’il soit temps de nous faire savoir que c’est le père d’Ikédia qui a été assassiné. L’auteur s’y prend ainsi :
LE PÈRE : C’était votre père ?
IKÉDIA : Appelez-moi Ikédia.
LE PÈRE : C’était votre père ?
IKÉDIA : Je vous ai dit de m’appeler Ikédia.
LE PÈRE : C’était votre père.
Ikédia n’a pas besoin de répondre à la question qui lui est posée pour que nous comprenions que le père a bien deviné la vérité.
D’autres énigmes ne seront pas élucidées. Ainsi, la fille, appelée « P’tite Souillure », porte-t-elle ce nom en référence à l’inceste qu’elle commettrait avec son père ? La mère le laisse entendre à plusieurs reprises mais la fille le nie avec une véhémence plutôt convaincante. Autre exemple : Qui est vraiment Ikédia, un homme réel, ou le spectre qui hante la conscience des membres de la famille ? Il dispose en effet de pouvoirs quasi-magiques. Comment a-t-il trouvé la maison où se trouve la meurtrière ? Il cherchait une voiture rouge et la mère en possède une : est-ce un indice suffisant ? A priori non, mais Ikédia semble doué du don d’omniscience, l’une de ses formules favorites étant « Je le sais, c’est tout », lorsque ses interlocuteurs s’étonnent qu’il soit au courant de telle ou telle chose qu’il n’est pas censé savoir.
Le personnage d’Ikédia se rattache du plus près à la mythologie africaine qui nourrit une part de l’inspiration de l’auteur. Il est fils d’un « masque » qui dansait devant le métro en chantant une mélopée ésotérique, avant d’être abattu, donc, d’un coup de fusil. On peut alors admettre qu’Ikédia ait hérité des pouvoirs de son père. Mais la présence de l’Afrique, à travers ce « masque », oblige à porter sur la pièce un éclairage particulier : il devient difficile d’accorder crédit à la mère lorsqu’elle prétend avoir tiré au hasard, sans hésiter d’ailleurs à se contredire : « Peut-être parce qu’il dépareillait dans la ville… J’ai horreur de ce qui dépareille… » Cette interprétation devient évidente par la distribution dans la version du Théâtre des deux saisons : tandis que la famille est jouée par des Blancs, c’est Nelson-Raffael Madel, le Martiniquais de couleur, qui interprète Ikédia.
On ne peut pas parler de cette pièce sans s’attarder un instant sur les caractères. Le père ne quitte que rarement son rôle de personnage falot, s’il en est, conciliant, principalement chargé de servir de faire-valoir. Ikédia adopte au contraire le plus souvent l’attitude du macho brutal et cynique, qui adore clouer le bec de ses interlocuteurs avec des formules définitives comme « Je le sais, c’est tout » (déjà cité), ou des répliques encore plus brutales (« Et moi, je dis que c’est oui » ; « Dites à votre bonne femme de la boucler »). Il abandonne pourtant son attitude mystérieuse et hautaine lorsqu’il évoque sa mère, la femme du « masque » : « C’est l’histoire d’une femme… C’est l’histoire d’une femme qui attend… C’est l’histoire d’une femme qui attend assise derrière la fenêtre… C’est l’histoire d’une femme qui attend assise derrière la fenêtre le retour de son homme. » Et le personnage d’Ikédia présente encore d’autres facettes, comme on le verra plus loin.
Les deux femmes apparaissent d’emblée plus complexes. P’tite Souillure n’a pas un discours cohérent : l’intrus est-il vraiment cet Ikédia qu’elle aurait rencontrée auparavant et qui peut-être l’aurait mise enceinte ? Ou a-t-elle profité de l’intrusion d’un inconnu pour faire semblant de retrouver en lui cet Ikédia réel ou imaginaire ? Il est bien difficile de répondre puisque, dans une même tirade, elle peut aussi bien l’appeler Ikédia et lui dire pour finir qu’il n’est pas Ikédia, sans que le personnage interpellé ainsi prenne la peine de rectifier.
La mère est tantôt bourgeoise autoritaire mais qui reste soucieuse des convenances, tantôt dévorée de jalousie à l’encontre de P’tite Souillure dans laquelle elle voit une rivale, tantôt enfin femelle en rut. Elle passe d’un personnage à l’autre en changeant de jeu comme de discours. Elle n’hésite ni devant le langage ordurier ni devant la langue la plus précieuse. Face à un Ikédia dominateur, elle est le seule à oser lui dire son fait : « petit merdeux », « sale petit trou du cul », « enculé », « petit con », « petit branleur ». Décontenancé par cette avalanche d’insultes, Ikedia osera un simple « je vais te buter, vieille enflure », avant de poursuivre l’offensante hors du plateau,… où les deux antagonistes succomberont à une attirance que rien – ou presque – ne pouvait laisser prévoir. Après quoi la mère se montrera tout miel tout sucre à l’égard d’Ikédia : et c’est en effet le cas de le dire puisqu’elle ne l’appellera plus que « mon petit sucre ». Et ceci n’est qu’un exemple de changement atmosphérique dans une pièce où les phases de haute et de basse pression se succèdent constamment.
Koffi Kwahulé exploite toutes les ressources de la langue. Cela est en particulier vrai pour la mère : « Quand bien même il m’eût fallu marcher sur les cadavres de neuf cent quatre-vingt-dix-neuf petits innocents pour lancer la bombe sur l’homme funeste, je n’eusse pas hésité. Et je sais que vous eussiez fait de même, Ikédia ». Mais les autres personnages s’expriment eux-mêmes différemment, au gré des circonstances. Ikédia, on l’a dit, n’est plus le même quand il évoque sa mère. Mais le père lui-même finit par changer lorsque, à la fin, il se met à raconter, sur le mode incantatoire, la prise d’Ourgashi par le guerrier Hajik, au temps où « Babylone ensevelissait Nabuchodonosor ». P’tite Souillure est celle qui change le moins de ton, sinon de discours, ne quittant guère le registre de l’adolescente agressive et énervée, y compris dans les moments où elle veut se montrer séduisante : « tu verras quelle dionée / peut être mon amour / tu en seras la mouche… » (2)
La pièce comporte des morceaux à plusieurs voix, comme au début dans les deux duos qui s’expriment en alternance, l’un constitué du père et Ikédia, l’autre de la mère et de la fille. Tandis qu’à la fin, la famille temporairement réunie entonne une sorte d’oratorio parlé, à trois voix, centré autour de l’histoire du guerrier Hajik qui a pris Ourgashi mais ne l’a pas détruite : allusion transparente à Ikédia qui menace toujours de brûler la maison…, ce qu’il finira d’ailleurs par faire.
Une trouvaille doit enfin être signalée. Le « masque » est étranger. Quand il danse, il chante une sorte de mélopée qui doit être écrite logiquement dans une autre langue que celle de la pièce. Koffi Kwahulé a choisi le portugais, langue pas très éloignée du français mais qui n’est pas pour autant compréhensible par la plupart des spectateurs francophones. Comment, alors, faire en sorte que le spectateur comprenne malgré tout les paroles ? La solution imaginée par l’auteur consiste à introduire une scène entre Ikédia et le père au cours de laquelle ce dernier mime la danse du « masque » en chantant la mélopée en français. Plus tard dans la pièce, Ikédia reprendra la même mélopée mais cette fois en portugais, supposé être la langue de son père.
Ceci nous amène à la mise en scène de Nelson-Raffael Madel et Damien Dutrait. Dans les didascalies, Koffi Kwahulé précise que le portugais n’est utilisé qu’à titre indicatif, qu’il suffit que ce passage soit joué dans une « autre langue (ou patois) que celle de la pièce ». Dans la version présentée à Fort-de-France, Nelson-Raffael Madel – qui s’est lui-même chargé du rôle d’Ikédia – utilise fort logiquement le créole martiniquais et l’effet s’avère saisissant pour des spectateurs qui ne pouvaient guère anticiper l’irruption de leur langue maternelle dans ce spectacle.
De manière générale, la mise en scène suit assez fidèlement les instructions de l’auteur, avec cependant quelques simplifications, sans nuire à la force de l’ensemble. Par exemple, au début, le père n’ébauche pas l’histoire d’Ourgashi contrairement à ce qui est indiqué ; les ossements du « masque » ne sont pas de vrais ossements mais des cailloux blancs ; il n’y a d’ailleurs pas de masque, lorsque Ikédia endosse ce rôle, il se contente de nouer autour de son visage une écharpe bien serrée, qui laisse les contours apparents ; pour montrer l’incendie de la maison, il gratte simplement une allumette. Alors que le texte prévoit la projection sur un écran d’un « interminable baiser de cinéma », dans la version du Théâtre des Deux Saisons on voit seulement des images aux contours indistincts. Après avoir regardé ces images qui lui rappellent le premier baiser qu’elle a échangé avec son mari, la mère, toute émoustillée, entraîne le père à l’extérieur. Lorsqu’ils rentrent sur le plateau, après s’être livrés à ce qu’on peut imaginer, les didascalies indiquent qu’ils sont « complètement nus ». La mise en scène évite sagement ce passage périlleux – qui aurait pu faire sombrer la pièce dans le ridicule – en revêtant la mère d’une nuisette, le père d’un débardeur et d’un caleçon.
Le jeu des comédiens est excellent, avec peut-être néanmoins une mention particulière pour Emmanuelle Ramu qui campe une mère époustouflante. Koffi Kwahulé avait-il l’intention d’en faire le personnage principal de sa pièce ? Sans doute pas si l’on se fie à la longueur de son texte ; elle n’est d’ailleurs pas présente dans la plupart des moments cruciaux de l’intrigue. A voir la pièce telle qu’elle a été jouée à Fort-de-France, on n’en avait pas moins l’impression qu’elle menait le jeu du début à la fin. Paul Nguyen interprète sans fausse note le rôle pourtant pas si facile du père, personnage inconsistant, presque transparent. Quant à Céline Vacher, si elle est le plus souvent convaincante, elle aussi, dans P’tite Souillure, il arrive qu’elle nous perde un peu, mais elle n’en est sans doute pas l’unique responsable, son texte comportant plusieurs tirades interminables dont l’intérêt pour l’économie de la pièce ne paraît pas toujours évident. On a déjà souligné combien le choix d’un Martiniquais pour interpréter Ikédia paraissait opportun. Il se trouve par ailleurs que l’âge, la prestance, la voix de Nelson-Raffael Madel collent parfaitement avec son personnage initial de voyou arrogant, tandis que ses qualités de comédien lui permettent d’exprimer tout aussi bien les autres facettes de son rôle : la timidité qui se cache derrière la brutalité des manières, l’élégance et la grâce du « masque », le sens de la justice, la piété filiale, et même, pour notre étonnement, l’amour du prochain.
Les notes d’intention de la mise en scène dont nous avons pu disposer montrent combien cette dernière a évolué jusqu’à la première. Koffi Kwahulé – dont l’écriture est elle-même souvent qualifiée de « jazzique » (3) – a prévu qu’une musique intervienne de temps à autre. Par ailleurs, il fait intervenir le « masque » à plusieurs reprises comme une simple apparition silencieuse. Suivant le projet de mise en scène initial, un contre-bassiste au visage dissimulé sous un masque blanc devait assurer à la fois la partie musicale et le rôle du « masque » dans ces cas-là. Dans la mise en scène finale, tout cela est abandonné : la mélopée du masque est interprétée, comme indiqué dans le texte, par le père et par Ikédia, et c’est ce dernier qui se charge des apparitions silencieuses, en faisant sortir sa tête enturbannée du rideau qui dissimule ordinairement le jardin. Quant à la musique, envoutante ou entraînante suivant les exigences du texte, elle est désormais confiée à un violoncelliste, Thomas Le Saulnier.
Un mot, pour finir, de la scénographie. Puisqu’il y a à la fois une maison et un jardin, le rideau le plus souvent baissé dissimule le jardin. Constitué d’étroites bandes de tissus disposées verticalement, il ne manque pas d’élégance ; il peut être aisément traversé, ou s’écarter là où il faut pour laisser apparaître, si besoin, la tête du « masque » ou le musicien. La maison, pour sa part, comporte un escalier, en fait un escabeau en bois, géant, mobile, sur lequel se juche de temps en temps P’tite Souillure. L’ameublement se réduit à un canapé rouge (prévu par l’auteur), lui aussi mobile, à un guéridon portant une carafe et quelques verres. Le jardin est symbolisé par de grandes fleurs rouges artificielles, des anthuriums : un dispositif simple, néanmoins spectaculaire.
S’il est vrai que le texte de P’tite Souillure est un exemple de ce que peuvent offrir de mieux les auteurs contemporains, l’interprétation proposée par le Théâtre des deux saisons mérite des louanges particulières. Contrairement à tant de productions d’aujourd’hui, elle sert le texte sans aucune esbroufe, dans le respect de l’auteur et pour le bonheur des spectateurs.
(1) Le texte a été publié, avec celui d’une autre pièce, Big Shoot, aux Editions théâtrales (Montreuil) en 2010.
(2) La dionée est une plante carnivore !
(3) Koffi Kwahulé est d’ailleurs l’auteur d’un monologue intitulé Jazz (1998).