Scènes

Festivals : passage à Aix

Passer deux jours à Aix-en-Provence sur le chemin d’Avignon, c’est comme une intrusion dans le « grand monde » avant de se noyer dans la foule. Le public de l’opéra n’est pas le même que celui du théâtre (même si l’intersection des deux est non nulle) ; Aix draine une clientèle plus cosmopolite, plus distinguée et nécessairement plus riche, vu le prix des places, qu’Avignon. Deux jours, donc deux opéras, mais pas ceux qui ont le plus séduit nos confrères : le Rigoletto de Verdi que le metteur en scène, Robert Carsen, a situé dans l’univers du cirque, et l’Elektra de Richard Strauss mis en scène par Patrice Chéreau. Les deux productions auxquels nous avons pu assister sont néanmoins toutes les deux dignes d’intérêt, et elles illustrent deux partis radicalement différents.

Don Giovanni ou la trahison

Aix est d’abord connu pour Mozart et le festival programme obligatoirement un opéra du maître. Cette année, il s’agissait Don Giovanni, reprise d’une production aixoise de 2010 : l’exemple même de la mise en scène trahison – que l’on retrouve aussi bien au théâtre. Dimitri Tcherniakov, en l’occurrence, a reconstruit Don Giovanni comme il l’entendait. Tous les personnages – y compris Dona Elvira (devenue l’épouse de Don Juan !), y compris Leporello – se retrouvent membres de la famille du Commandeur. Et au lieu que l’action se déroule dans une journée et dans des lieux différents (tantôt à l’extérieur, tantôt à l’intérieur) tous se passe dans un salon de la résidence dudit Commandeur. Économie de décor, donc, d’autant qu’on ne verra jamais la statue du commandeur ; c’est le commandeur lui-même soudain ressuscité qui débarrassera la terre de Don Juan). Le passage du temps s’inscrit sur le rideau de scène qui tombe donc chaque fois que Tcherniakov éprouve le besoin d’intercaler des jours ou des mois dans l’action. Evidemment le texte n’est pas compatible avec cette interprétation très personnelle, ce qui introduit chez le spectateur une confusion complètement inutile, que Tcherniakov justifie pour sa part par « l’importance des événements » racontés dans l’opéra pour « la destinée de Don Juan ».

Rod Gilfry en Don Juan

Le Don Giovanni de Tcherniakov n’est donc pas à recommander à des spectateurs qui découvriraient l’opéra de Mozart : ils en auraient une vue totalement erronée. Cela étant, une fois admises toutes ces innovations gratuites, il faut reconnaître à Tcherniakov de développer un point de vue sur le personnage de Don Juan qui ne manque pas, lui, d’intérêt, même s’il n’est pas conventionnel. Son Don Juan est loin d’être le dragueur triomphant que la tradition attache à son nom. Il est au bout du rouleau et ne parvient à séduire qu’en mettant en œuvre une sorte d’hypnotisme déjanté. Du coup cela donne plus d’importance à Leporello, lequel, bien que fort désabusé lui aussi, conserve malgré tout une certaine vigueur.

Le choix des deux principaux interprètes masculins sert parfaitement ce propos. Kyle Ketelsen (Leporello) est un baryton basse puissant au contraire de Rod Gilfry (Don Juan), grand escogriffe presque toujours caché dans un long manteau ouvert (référence avouée à Marlon Brando dans Le Dernier tango à Paris) et baryton souvent faiblard. Du côté des femmes, on remarque Kristine Opolais en Dona Elvira et surtout la toute jeune Joelle Harvey dans le rôle de Zerlina.

Elena ou la fidélité

Nel regno d’Amore / L’inganno è valore / La frode è virtu.

Dans le Royaume d’Amour / La tromperie a du prix / La fraude est vertu. (Livret d’Elena)

Le mythe d’Hélène, celle que nous connaissons comme Hélène de Troie, a connu une incroyable fécondité chez les auteurs de théâtre et de livrets d’opéra. L’Elena d’Aix est une première production mondiale… depuis la création qui eut lieu à Venise en 1659 ! Un opéra baroque vénitien, donc – livret de Nicolo Minatò, musique de Francesco Cavalli – qui s’intéresse à la jeune Hélène au moment de son mariage. Mais contrairement à la version du mythe la plus connue, il n’y a pas ici de concours organisé entre les princes grecs pour conquérir sa main : elle se fait enlever par Thésée en compagnie d’une esclave qui n’est en réalité que le prince Ménélas, lequel a choisi de prendre une apparence féminine afin d’approcher Hélène plus facilement. Comme nous sommes à Venise, au XVIIe siècle, le rôle de Ménélas devait être tenu par un castrat. La distribution initiale comptait d’ailleurs seulement trois femmes pour neuf hommes, dont trois castrats. De même, la distribution actuelle fait appel à trois contre-ténors, dont un sopraniste, Valer Barna Sabadus dans le rôle de Ménélas.

Emöke Barath en Hélène

Entre Don Giovanni et Elena, le moins libertin des deux n’est certainement pas Elena. Pour donner une idée de l’état d’esprit des Vénitiens de l’époque, il suffit de mentionner que la partie d’Hélène était tenue initialement par une certaine Lucietta Gamba surnommée « quella putta che canta » (« la putain qui chante ») ! Aujourd’hui, c’est la soprano Emöke Baráth qui reprend le personnage avec sans doute davantage de retenue au niveau des gestes. Ce qui frappe néanmoins dans cette recréation aixoise, c’est la modestie de ses auteurs : de la mise en scène (Jean-Yves Ruf) à la musique (Leonardo García Alarcón) et aux costumes (Claudia Jenatsch), personne n’a cherché à inventer quoi que ce soit mais simplement à réinventer en restant le plus possible fidèle à l’esprit baroque.

Plus que le théâtre, l’opéra est un spectacle avant tout musical où les instruments sont le complément nécessaire du chant. Aussi la direction musicale est-elle cruciale. Les œuvres lyriques de Mozart , et ses opéras en particulier, comptent parmi les plus grands chefs d’œuvre de la musique ; à l’inverse du texte, celle de Don Giovanni est ici fidèlement servie par Marc Minkowski à la tête du London Symphony Orchestra. Quant à celle de Cavalli, très harmonique, souvent belle et prenante, elle est restituée avec une précision rigoureuse par Leonardo García Alarcón et dix musiciens de l’ensemble Cappella Mediterranea sur des instruments d’époque (viole de gambe, clavecin, théorbe, archiluth, violone, cornet, etc.)

Aix-en-Provence, 14 juillet 2013.