Critiques Scènes

Le Ballet Preljocaj fête ses quarante ans

Gravité – film et ballet

Pour fêter ses quarante années d’existence, le ballet Preljocaj a programmé une série d’événements dans son lieu, le Pavillon Noir à Aix-en-Provence, du 25 septembre au 4 octobre 2025. À commencer par la reprise trois soirées de suite du ballet Gravité, créé en 2018, précédée par la projection du film de Florence Platarets, Preljocaj, danser l’invisible, tourné pendant la préparation du ballet. Film passionnant qui donne véritablement à voir la création d’un artiste œuvrant sans filet, à partir de quelques idées de chorégraphie et de musique qu’il propose à ses danseurs, les travaille avec eux pour finalement les conserver ou les abandonner. Comme le souligne Angelin Preljocaj lui-même dans le film, une nouvelle difficulté surgit une fois que l’on est à peu près satisfait du résultat atteint pour les différents morceaux, celle de les agencer pour parvenir à une pièce cohérente, harmonieuse. C’est le moment où l’on découvre que certains morceaux ne trouvant pas leur place doivent disparaître. Une difficulté particulièrement évidente dans une pièce comme Gravité qui ne s’appuie sur aucune trame existante, au contraire des ballets du répertoire déjà chorégraphiés par Preljocaj (Cendrillon, Blanche-Neige, Le Lac des cygnes, …). Toujours est-il qu’il est fascinant d’observer dans le film le maître au travail avec ses danseurs.

Après le film, place au ballet lui-même. En choisissant de faire danser sur le thème de la gravité (au sens de la gravitation universelle et de l’attraction terrestre), Preljocag s’est proposé un défi redoutable. Ce qui nous tire vers le bas, n’est-ce pas le contraire de la danse, laquelle n’est que légèreté, élévation ? Si Aurélie Dupont, dans le film, remarque que ceci qui est vrai de la danse classique ne l’est pas nécessairement de la danse contemporaine, il reste qu’on envisage difficilement une pièce qui resterait au ras du sol ! Aussi ne tiendra-t-on pas rigueur à Preljocaj lorsque ses danseurs, s’affranchissent avec vaillance de la pesanteur.

La difficulté demeure, cependant, et peut-être est-ce la raison pour laquelle Gravité ne communique pas tout à fait la même sensation d’euphorie, de plénitude que les autres pièces du chorégraphe. Encore que l’on puisse aussi bien déduire de ce constat qu’il est justement la preuve que Preljocaj, avec cette pièce plus « abstraite » que ce à quoi il nous a habitué, a réussi son pari ! Mais cela importe-t-il au fond ? Pour le chorégraphe animé par la volonté de donner un sens à sa pièce, sans doute. Pour l’amateur de danse contemporaine, pas nécessairement. Rien ne l’oblige vraiment à entrer dans les intentions du créateur. La danse ce peut être seulement en effet, du point de vue du spectateur, l’enchaînement de figures portées par la musique, émouvantes ou drôles, gracieuses ou violentes ou inattendues ou particulièrement virtuoses. Dans ce cas, le plaisir que procure une pièce de danse est tout entier d’ordre de l’esthétique, de l’émotion sans que l’intellect y participe en rien.

Preljocaj est maître-créateur de beauté et, quoi que l’on ait pu écrire plus haut, celle-ci surgit sans cesse dans cette pièce pour six danseuses et six danseurs que l’on découvre d’abord allongés sur le plateau avant que, progressivement, ils s’extraient de la gravité qui les retenait couchés, une position qu’il retrouveront à la fin dans une chorégraphie funèbre particulièrement émouvante : deux fois cinq danseurs portent le sixième comme on soulève un mort puis l’étendent sur le sol ; restent alors deux fois cinq danseurs debout, soit deux fois quatre qui vont étendre le cinquième ; ainsi de suite jusqu’à ce qu’il ne reste plus que deux danseurs debout et finalement un seul, une seule en fait qui entame un solo sur lequel s’achève la pièce.

Autre moment remarquable, très drôle celui-là, celui où deux danseuses seules sur le plateau enroulent les mains l’une autour de l’autre en une sorte de mayonnaise extrêmement rapide tout en changeant de position (couchée, accroupie, redressée). Plus l’exercice dure – et il dure pendant plusieurs minutes avant qu’elles ne soient rejointes par leurs camarades qui s’efforceront de faire de même mais avec moins de vélocité – et plus on s’émerveille devant l’exploit physique réalisé devant nous.

Autre moment parmi bien d’autres, très surprenant et beau à la fois, quand les danseuses sont debout et les danseurs couchés, la joue contre un pied des danseuses, de telle sorte que lorsque celles-ci avancent d’un pas, les danseurs les suivent en rampant, tout en laissant la joue collée sur le pied. L’exercice, spectaculaire, et même saisissant, s’est révélé d’exécution difficile pour un ou deux binômes. Il faut dire que la distribution était bien sûr complètement renouvelée par rapport à celle de la création et l’on a eu parfois le soupçon que certains des danseurs qui se sont produits le 1er octobre, lors de la première de trois représentations successives, manquaient peut-être un peu de « rodage ».

Preljocaj a introduit le Boléro de Ravel juste avant la fin de sa pièce. On comprend qu’un chorégraphe ait envie de se colleter au Boléro et c’est toujours un plaisir pour l’amateur de découvrir comment sera interprété un morceau si souvent revisité. Preljocaj a choisi pour sa part de ne pas déroger à une disposition circulaire mais qui admet plusieurs cercles concentriques qui se joignent et se disjoignent.

Le Ballet Preljocaj fête ses quarante ans : Gravité, les duos de quatre autres pièces, rencontre avec Angelin Preljocaj, répétitions publiques, performances en plein-air, exposition photos, films, leçon de danse, DJ set. Au Pavillon Noir, Aix-en-Provence, du mardi 16 septembre au samedi 4 octobre 2025.