Ce début d’année voit déferler, et c’est normal, les vœux de diverses personnalités de notre île. Ils appellent à mobiliser nos énergies dans le bon sens, et c’est normal, ne manquant pas de parler de nos principaux atouts : notre jeunesse pleine d’énergie, notre belle nature. Comme la plupart de ces personnalités sont aux affaires à un titre ou un autre, j’aurais préféré qu’elles annoncent ce qu’elles entendent faire concrètement dès cette année pour mobiliser la jeunesse et mieux tirer partie de la nature.
La nature nous offre la richesse de son sol et la beauté de ses paysages. Agriculture et tourisme donc. L’agriculture tout d’abord. On parle beaucoup de l’autosuffisance alimentaire : s’en soucier est en effet nécessaire. En ces temps troublés il est loin d’être inconcevable que, en raison d’une crise particulièrement grave, le cordon ombilical avec la « mère patrie » se rompe. « En temps Robert », alors que la Martinique était bien moins peuplée qu’aujourd’hui et encore principalement rurale, il lui fut bien difficile de se nourrir. Qu’en serait-il aujourd’hui ? (À cet égard que la Martinique se dépeuple est évidemment une très bonne chose).
La première mesure à prendre est conservatoire, elle concerne directement et uniquement les politiques, plus précisément les maires. C’est eux en effet qui sont responsables du « mitage » de nos campagnes en raison des constructions plus ou moins contrôlées sur des terrains jusqu’à peu à vocation agricole. Le secteur du bâtiment est en crise ? Peut-être mais la politique c’est cerner les vraies priorités et s’y tenir.
Cela étant, conserver les terres agricoles ne suffit pas, encore faut-il les exploiter. Or, qui se promène un peu dans nos campagnes ne peut que constater combien elles sont peu mises en valeur. Sans compter les cultures industrielles (banane, canne) et les terrains infestés par le chlordécone, les spécialistes nous apprennent qu’il subsiste une importante réserve de terres propres à la culture. Planter quelques rangs de laitue ou de choux-chines sur une petite partie d’un terrain de plusieurs hectares et mettre deux ou trois malheureuses vaches au piquet sur le reste ne constitue pas une forme d’exploitation rationnelle de nos ressources en la matière. Par ailleurs, il ne semble pas que l’achat d’un pick-up rutilant soit un investissement prioritaire en matière agricole.
Où sont les paysans à la Martinique ? Pourquoi tant de jeunes désœuvrés d’un côté et tant de terres laissées incultes de l’autre ?
Mais avant de passer à la jeunesse, regardons la politique menée en matière de tourisme. Laisser se développer des constructions anarchiques n’est certainement pas favorable au développement touristique, à la campagne comme en bord de mer. Si l’on ne se trompe pas, lorsque les autorités se vantent de récupérer la compétence sur les 50 pas géométriques, ce n’est pas pour libérer notre rivage de toutes ses « verrues » ! Ici aussi leur responsabilité est directement engagée (et quid de la montée du niveau de la mer, du risque de tsunami ?). Mais il y a à la fois plus grave et plus facile à régler. On assiste aujourd’hui à une véritable arnaque à l’égard des touristes que nous attirons en vantant les beautés de notre nature sauvage, lesquelles – montagne, forêt, côte sauvage – heureusement subsistent encore en grande partie mais sont de moins en moins accessibles, la plupart des sentiers (dûment indiqués sur les guides, les dépliants à l’usage des touristes) n’étant plus entretenus et interdits (interdits parce que pas entretenus ou l’inverse, on ne sait pas trop). Les pitons : interdits ; le canal des esclaves : interdit ; le sentier de Fontaine Didier à Absalon : interdit, etc. Même le sentier d’Anse Couleuvre à Grand-Rivière est fermé en ce moment, au cœur de la saison touristique ! Et que dire de ceux qui sont encore ouverts néanmoins pas entretenus, comme l’ascension de la Pelée par l’aileron dont les marches s’effondrent les unes après les autres.
Faut-il rappeler que la Montagne Pelée et les pitons du Nord sont inscrits depuis 2023 au patrimoine mondial de l’UNESCO ? Faut-il rappeler encore qu’il existe à la Martinique, depuis 1976, quelque chose qui s’appelle le Parc naturel régional (dépendant d’un syndicat mixte réunissant des représentants de la CTM et des communes) et que tout cela emporte des obligations, que le parc dispose de personnel, du personnel dédié à l’entretien du parc ? Quand les Martiniquais qui ont l’habitude de randonner ont-ils l’occasion de rencontrer tous ces fonctionnaires au travail ? Quid du retour d’expérience des étudiants qui ont effectué des stages dans le Parc ?
La situation de la Martinique à cet égard est proprement incompréhensible. Car ce n’est pas comme si l’on ne savait pas quoi faire. Il existe depuis 2003 une administration martiniquaise en matière de tourisme, le Comité Martiniquais du Tourisme. Ce dernier missionne des représentants vers toutes les destinations imaginables pour observer ce qui se fait ailleurs, retenir les réussites et s’en inspirer pour rendre notre île accueillante aux touristes. Concernant les parcs naturels, les recettes, à vrai dire, sont connues et ne réclament pas pour être découvertes de coûteuses missions à l’étranger : des sentiers en bon état, un chalet d’accueil dans les principaux sites avec, au minimum, des sanitaires impeccables (allez faire un tour au départ de l’aileron !), des aires de pique-nique, éventuellement de camping parfaitement propres et si besoin, une organisation pour réguler l’accès (un système de réservation, par exemple).
On a évoqué les fonctionnaires du parc et leur emploi du temps. Le même constat vaut pour les autres collectivités, en particulier pour les communes. On ose vanter encore « l’île aux fleurs ». Combien de communes font l’effort de planter de beaux arbres, de se fleurir ? Or ce n’est pas comme si elles manquaient de personnel, bien au contraire. Ramené par tête d’habitant le nombre d’employés municipaux est sensiblement supérieur au chiffre métropolitain (déjà considéré comme anormalement élevé). Il existe une tradition dite « sociale » à cet égard sur notre île, justifiée jadis par le maire de Fort-de-France, Césaire lui-même. Soit. Ce qui paraît en tout cas anomal, c’est qu’avec une telle main d’œuvre à disposition, nos communes ne soient pas toutes parfaitement soignées, embellies. Pour s’en tenir à Fort-de-France et à un seul exemple, la route de Didier est empruntée par d’innombrables promeneurs, sportifs et touristes, à pied (ou en voiture s’ils se rendent jusqu’au départ de la promenade – interdite ! – des cascades de Didier). Il faut parcourir cette route pour le croire : les poteaux électriques qui penchant dangereusement sous le poids des bambous tombés sur les fils, des fils cassés qui pendent dans le vide, les balustrades en rondins qu’on laisse pourrir, les VHU (véhicules hors d’usage) et autres dépôts sauvages de déchets… La responsabilité des édiles n’est-elle pas ici engagée à nouveau clairement ?
Et que dire du patrimoine bâti. Si la Martinique n’avait pas la chance d’abriter un mécène passionné des beaux-arts en général, qui a sauvé sur ses deniers plusieurs anciennes habitations et participe à la rénovation de bien d’autres trésors, que resterait-il ? (Nous n’évoquerons pas ici l’inaction des maires – avec la bénédiction du préfet – lorsque certaines statues emblématiques ont été abattues et détruites, en 2021). Faut-il rappeler encore que c’est le même mécène qui expose les artistes plasticiens dans un musée visité par à peu près tout ce que la Martinique compte de touristes, participant ainsi au rayonnement de ces artistes. Qui fait mieux ici ?
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Venons-en maintenant à notre jeunesse, le chapitre le plus douloureux, celui aussi qui sera le plus difficile à traiter, car il s’agit avant tout de l’éducation qu’on ne réformera pas en un jour. Mais cela ne signifie pas que les autorités de la Martinique doivent se déclarer impuissantes. Demander la reconnaissance du créole comme langue officielle n’est certainement pas à la mesure du problème. Elles ont (d’abord) en la matière une certaine capacité d’influencer les parents par le biais des allocations qu’elles distribuent. Ce moyen est certes controversé et l’on entend les arguments de ceux qui s’y opposent. D’un autre côté, se contenter de faire la morale ne saurait mener bien loin.
Concernant l’Éducation nationale c’est a priori vers l’État qu’il faut se tourner. Néanmoins, la première chose que devraient faire nos responsables locaux, c’est arrêter de se et de nous mentir. Non, nos jeunes – en trop grand nombre – ne sont pas bien formés, car les résultats des examens sont illusoires, le baccalauréat est une passoire, les mentions sont surfaites, etc. Les causes sont si nombreuses qu’on ne saurait les rappeler toutes. Un peu au hasard : les programmes qui changent avant d’avoir été vraiment évalués ; l’année scolaire (36 semaines en théorie) trop courte dans la mesure où elle est grignotée par les périodes de stages, d’examens, d’orientation qui devraient logiquement avoir lieu pendant les vacances (sachant que le statut des enseignants ne prévoit pas 16 semaines de congés !) ; les absences des professeurs, ces derniers trop nombreux à se montrer démobilisés à la fois en raison du manque de discipline dans les établissements, du manque de soutien d’une administration (le pas-de-vague règne là aussi) qui se montre (en contrepartie ?) trop laxiste à leur égard, des lacunes de leur formation ; la réduction du nombre des devoirs, des copies corrigées, le remplacement de l’écriture en classe par la distribution de documents polycopiés, du calcul par la calculette, de l’orthographe par le correcteur orthographique, l’emprise des réseaux sociaux et plus généralement des écrans sur les jeunes, au détriment de l’activité physique ou de la lecture, et pour finir l’IA, menace majeure sur nos capacités intellectuelles. L’université n’est pas en reste avec ses périodes de cours encore plus réduites, ce qui ne risque pas de l’aider à relever le défi d’accueillir en son sein les « faux-vrais bacheliers ».
Ce tableau est malheureusement exact. Pour ceux qui en douteraient, les comparaisons internationales démontrent d’année en année la dégringolade de notre système éducatif. il existe, certes, encore des bons élèves mais en dehors de ceux qui disposent de capacités exceptionnelles, ils appartiennent pour la plupart à un milieu culturellement privilégié. Autant pour la justice sociale !
Face à un tel constat, que peuvent faire nos autorités ? Au lieu de se gargariser des résultats du baccalauréat et de vanter le bon niveau des diplômés martiniquais, elles devraient tout d’abord ôter à la population ses illusions en la matière, attirer son attention sur la gravité du problème, inciter les parents à faire davantage pression sur les chefs d’établissement et les professeurs en cas de manquements de leur part (à commencer par les absences abusives). À charge pour les chefs d’établissement de trier entre les revendications légitimes et celles qui ne le sont pas et de couper court à celles-là.
Nos autorités devraient par ailleurs harceler sans cesse les recteurs et les ministres responsables de l’éducation, afin que les remèdes qui s’imposent soient apportés aux défauts de notre école. Cela prendra certes du temps mais il existe des mesures simples et à coût nul comme celles, par exemple, qui concernent l’année scolaire. Coût budgétaire nul, bien sûr. Le coût politique sera élevé pour nos politiques, aussi bien localement que nationalement (quand on a pris de mauvaises habitudes…) mais l’éducation n’est-elle pas la priorité des priorités ?
Il y a par ailleurs une jeunesse déjà sortie du système éducatif, mal formée et pour la plupart désœuvrée. Elle aussi mérite qu’on s’occupe d’elle. Il existe bien le SMA : tant mieux mais ce dernier n’a pas pour vocation de régler l’intégralité du problème, il faut donc imaginer d’autres dispositifs. Dans un article publié il y a quelques années, nous proposions d’organiser des « chantiers de jeunesse » pour aménager les sentiers de randonnée sous la conduite des agents du Parc. Ce serait là un moyen bien moins coûteux que de faire appel à des entreprises spécialisées et même un peu ludique de mettre des jeunes au travail (couper des arbres, bâtir des passerelles, creuser et consolider des marches) en leur faisant découvrir la nature et peut-être de leur donner le goût de la terre et l’envie de devenir paysans. Dans cet article antérieur, nous évoquions le cas de Porto-Rico où les parcs naturels ont été aménagés ainsi pendant la Grande Dépression. Des tels chantiers pourraient également participer à la rénovation des captages, au remplacement des canalisations vétustes, des interventions devenues indispensables sur nos réseaux d’eau. Ce n’est bien sûr qu’une proposition mais face au problème du chômage des jeunes toutes les pistes sont à prendre en considération.
Les responsables de notre île nous offrent traditionnellement leurs vœux. Mes vœux les concernent directement. Foin de bonnes paroles, des actes et pour commencer ceux qui peuvent être réalisés sans attendre.
(publié originellement sur antilla-martinique.com le 6 janvier 2025)