Ultime recension d’un ouvrage de la belle collection « Littérature occitane – Troubadours » de Fédérop, les chansons de Rigaud de Barbezieux, un poète qui joue volontiers avec les métaphores animalières. Lui sera jointe la recension du conte d’un certain Arnaut de Carcassés qui a la particularité de mettre un perroquet au premier plan. Certes, les animaux ne sont pas totalement absents chez les autres troubadours, que l’on pense par exemple au rossignol et à l’alouette chez Bernard de Ventadour ou au loup chez Peire Vidal, mais c’est un bestiaire bien plus exotique qui est mobilisé ici.
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Rigaud de Barbezieux
Aissi co.l sers, que, cant a faig son cors,
Torna morir al crit dels cassadors
Aissi torn eu, Domn’, en vostre merce,
Mas vos non cal, si d’Amor no.us sove.
Tel le cerf qui, à la fin de sa course, / Reviens mourir sous les cris des chasseurs, / Moi je reviens, Dame, en votre merci, / Mais que vous chaut si Amour oubliez ?
Ici, le troubadour est cerf. Ailleurs, il sera tigre et même éléphant. Contrairement à l’ours, il n’est pas sans honneur et il voudrait être comme Phénix pour pouvoir souffrir et souffrir encore. Quant à la dame, ou l’amour, ils sont tour à tour lion, vautour, faucon. Cette mise en valeur du bestiaire est incontestablement la marque de Rigaud de Barbezieux, identifié au Rigaudus de Berbezillo qui apparaît dans des actes établis entre 1140 et 1157 conservés aux Archives de la Saintonge et de l’Aunis.
D’après sa vida, la dame de son cœur, qu’il appelle Mielhs-de-Domna (Mieux-que-Dame) dans ses chansons serait l’épouse de Jaufre de Tonnay et la fille de Jaufre Rudel dont nous avons parlé dans notre précédente chronique. Sa razo (traduite ici par « Discours poétique ») raconte comment il aurait voulu rompre avec sa dame qui se refusait à lui avec trop de constance, attiré au demeurant par une autre dame qui lui aurait laissé faussement entrevoir qu’elle se donnerait à lui. Détrompé, il voulut se rapatrier mais Mieux-que-Dame aurait alors exigé que « cent dames et chevaliers, qui s’aimassent tous d’amour, vinssent tous devant elle, à genoux, lui demander grâce ». C’est après cet épisode qu’il écrivit la canso (la même que celle de la citation précédente) qui commence par ce verset :
Atresi con l’olifanz,
Que quant chai no.s pot levar
Tro li autre, ab lor cridar
De lor voz lo levon sus,
Et eu voill segre aquel us,
Que mos mesfaitz es tan greus e pezans
Que si la cortz del Puoi e lo bobanz
E l’adreitz pretz dels lials arnadors
No.m relevon, jamais non serai sors,
Que deingnesson per mi clamar merce
Lai on prejars ni merces no.m val re
De même que l’éléphant, / Quand il tombe, reste à terre / Jusqu’à ce que tous les autres, / Grâce à leurs cris, le relèvent, / Moi je suivrai cet usage, / Car ma forfaiture est si grave et lourde / Que si le faste de la Cour du Puy / Et les justes valeurs des amants / Ne me lèvent, jamais ne le pourrai ; / Qu’ils daignent pour moi demander / Là où prières ni merci ne servent.
Toutes les cansos de Rigaud sont unisonans et obéissent à des contraintes raffinées. Atresi con l’olifanz compte cinq coblas de onze vers, soit cinq heptasyllabes puis six décasyllabes. Le mot merce (merci) revient à la rime au dixième vers de chaque verset. À noter que la traduction de Katy Bernard respecte le mètre de Rigaud. Ce dernier est capable d’exploits encore plus raffinés : ainsi dans Pauc sap d’amor qui merce non aten (D’amour il sait peu qui merci n’attend), une chanson de cinq couplets de huit vers de respectivement 10, 4, 6, 10, 10, 10, 10, 10 syllabes (avec le présence éventuelle d’une syllabe surnuméraire aux vers 3 et 4), il utilise les mots rimes aten, consen, atenda, esmenda, suffrir, murir, jauzen, primeiramen dont les places alternent d’une strophe à l’autre (sans changer l’ordre des rimes a a b b c c a a) et retrouvent leur place initiale dans la dernière strophe. On peut difficilement faire plus compliqué ; l’Oulipo peut toujours s’aligner !
Rigaud de Barbezieux a une autre particularité marquante. On attribue généralement à Chrétien de Troyes le mérite d’être l’auteur du premier témoignage écrit du mythe du Graal dans son roman Perceval ou le conte du Graal daté du début des années 1180. Si l’on admet que la production poétique de Rigaud se situe dans les années 1140-1150, c’est donc à lui qu’en reviendrait la mérite dans la canso qui commence ainsi :
Atressi con Persavans
El temps que vivia,
Que s’esbait d’esgardar
Tant qu’anc no saup demandar
De que servia
La lansa ni.l Grazaus,
Et eu sui atretaus,
Mieil-de-Domna, quan vei vostre cors gen […]
Je suis comme Perceval / Qui, du temps qu’il vivait, / Fut bouche bée en voyant / La Lance et le Graal au point / Qu’il ne sut jamais / En demander le rôle, / Je suis tout comme lui, Mieux-que-Dame, quand je vois votre corps […]
On a bien peu de certitudes à propos des troubadours. Dans ce cas cependant, il est raisonnable de rendre à Rigaud l’honneur d’être le premier à avoir laissé une référence écrite à Perceval et au Graal. On sait en effet que les légendes arthuriennes étaient déjà connues à la cour de Guillaume IX d’Aquitaine († 1126) par l’intermédiaire d’un certain Bleheri. Quoi qu’il en soit, cette canso dans laquelle la dame paraît identifiée au Graal explique le sur-titre choisi par K. Bernard pour ce recueil.
La Dame-Graal – Chansons de Rigaud de Barbezieux, Présentation et traduction de Kary Bernard, édition bilingue occitan-français, Fédérop, Coll. « Littérature occitane – Troubadours », Gardonne, 2017, 13 p., 14 €.
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Arnaut de Carcassés
On en sait bien moins sur Arnaut de Carcassés que sur Rigaud de Barbezieux. Est-il d’ailleurs l’auteur de Las Novas del Papagai ou simplement son remanieur ? Concernant sa biographie, on ne peut que supposer qu’il fut apparenté d’une manière ou l’autre aux seigneurs de Carcassés (actuellement un hameau sur la commune de la Roque-de-Fa en pays cathare). Quant à la datation de la nouvelle, tout au plus peut-on affirmer qu’elle a été rédigée au XIIIe siècle.
Ce long poème de 310 octosyllabes à rimes plates est l’une des très rares novas en occitan qui nous soient parvenues. Celle-là comme les autres est en vers rimés ce qui peut expliquer qu’on ait voulu en conserver la trace. Le personnage principal est un perroquet qui fait office d’entremetteur au profit du seigneur Antiphanor. Cependant le récit apparaît original sur plusieurs points. D’abord s’il est clair que le perroquet persuade une dame d’accorder ses dernières faveurs à Antiphanor, la manière dont l’histoire est racontée laisse planer un doute sur le rôle de ce dernier : est-il celui qui a envoyé l’oiseau auprès de la dame ou n’est-ce pas l’oiseau qui a pris l’initiative de la séduction et qui, dans un second temps, après avoir obtenu l’accord de la dame, la présente à son seigneur.
Dreg a son senhor es vengutz
E contra.l com s’es captengutz :
Premeiramen l’a comensat
Lo gran pretz e la gran beutat
De la domna
[…]
Ab ses cordo ab aur obrat,
Que.ls prendatz per sa amistat
E prendetz los per su’amor
Que Dieus vo.n do be et honor.
Il va tout droit à son maître et lui raconte comment il s’est conduit : il commence par les grands mérites et la beauté de la dame […] Je vous apporte cette bague, avec ce cordon d’or ouvré. Acceptez-la par pitié pour elle. Prenez-la au nom de son amour et que Dieu vous accorde bien et honneur
Étonnante formulation, en effet, comme s’il fallait supplier l’amant de « se rendre » à la dame et non l’inverse !
Autre bizarrerie, l’attitude de la dame. Elle commence par refuser la proposition du perroquet. Elle aime son mari et n’a nul besoin d’amant.
« Papagai, be vuelh que saplatz
Qu’eu am del mon le pus aibit. »
« E vos cal, dona ? » « Mo marit. »
– Perroquet, je veux que vous sachiez que j’aime l’homme le plus parfait du monde.
– Qui est-ce, dame ?
– Mon mari.
Elle réitère cette affirmation et, pourtant, ne tarde pas à changer d’avis sans qu’on sache pourquoi, sinon que le perroquet a su se montrer éloquent :
« Papagai, si Dieus m’accosselh,
Encara.us dic que.m meravelh,
Car vos tan gen sabetz parlar. »
– Perroquet, avec l’aide de Dieu, je vous répète que je suis émerveillée de vous entendre parler si courtoisement.
Si l’on se demande, au passage, ce que le Bon Dieu vient faire à ce moment-là, on ne peut manquer d’être surpris par le comportement de cette dame qui accepte une aventure extra-matrimoniale sans lendemain (elle n’est possible que grâce à l’incendie du château qui éloigne les gardes du verger où les amants se rencontreront une seule et unique fois), « un coup d’un soir » en quelque sorte, sans cesser d’aimer son mari. On sait par les troubadours que les « dames » n’étaient pas toujours exemplaires, qu’il y avait bien des entorses au fin’amor. Mais la fable du perroquet met en scène une femme libérée comme on en imaginerait peu, a priori, au Moyen Âge (1).
L’histoire se termine par la séparation des amants, sans chagrin démonstratif. Antiphanor a seulement le cœur serré (ab cor marrit). Quant à la dame, elle le renvoie après lui avoir donné trois baisers (baiza.l tres vetz) et recommandé de se comporter en homme « propre » autant qu’il le pourra (de far que pros tan can poiretz). Enfin l’un des deux manuscrits restants ajoute une morale (dont il manque quelques mots) destinée aux maris jaloux :
So dis n’Arnautz de Carcasses
Que precx a faitz per mantas res
E per los maritz castïar,
Que volo los molhers garar,
Que.ls laisso a lor pes anar,
…………… que may valra ;
E ja degus no.y falhira.
Telle est l’histoire que raconte Arnaut de Carcassés, qui a fait des prières en maintes occasions. Et pour châtier les maris qui veulent garder leurs femmes. Qu’ils les laissent aller à leur fantaisie ……. Cela vaudra mieux et alors personne ne sera en faute.
Outre que l’interprétation du second vers apparaît difficile (2), cette morale digne des libertins du XVIIIe siècle trouve ici une illustration matérialiste : vouloir restreindre une femme volage peut coûter bien plus cher qu’une entorse à la dignité du mari, soit ici l’incendie de son château, quoique dans ce cas précis le feu mis au donjon par le perroquet ait été vite maîtrisé « grâce au vinaigre » (ab vinagre) !
Arnaut de Carcassés, Las Novas del Papagai. Présentation et traduction (en prose) de Pierre Bec, Fédérop, Coll. « Fédéroc », Mussidan, 1988, 52 p. (toujours disponible chez Pierre Mainard, éditeur).
(1) Ces deux points, curieusement, ne sont pas relevés par Pierre Bec dans son introduction.
(2) Nous reprenons ici celle de P. Bec qui s’en explique dans une note.