Je ne marcherai pas dans les traces de tes pas
Alexandra Badea est un auteure-metteuse en scène d’origine roumaine, née en 1980, qui s’est d’abord formée à la mise en scène à Bucarest avant de s’installer en France. Parmi ses pièces antérieures, Pulvérisés (2013) a reçu le Grand prix du CNT. Je ne marcherai pas dans les traces de tes pas est basée sur la honte. Ses trois protagonistes portent tous en effet le poids d’un passé dont ils ne parviennent pas à se défaire. Sociologues, ils se trouvent embarqués dans la même aventure, une mission d’évaluation du travail d’une ONG en Afrique. Le texte alterne soliloques et dialogues.
Le décor est constitué d’un trapèze blanc fermé sur deux côtés, posé de guingois sur le plateau. Les comédiens ne bougeront pas de ce lieu agrémenté seulement de trois tabourets également blancs. Sur le mur face au public s’inscrivent les lieux successifs où se déroule l’action. Pas d’images sauf, à la fin, une vidéo des vagues de la mer. On admire la mise en scène de Vincent Dussart, la manière dont il parvient à faire bouger ses comédiens dans l’espace restreint où ils sont confinés. La lumière isole le personnage qui soliloque puis éclaire à nouveau vivement ce lieu blanc, anonyme, qui pourrait évoquer, sans les didascalies, un couloir d’hôpital. D’ailleurs, la première scène se déroule justement dans une salle d’attente de l’Institut Pasteur où les trois personnages se sont rendus pour se faire vacciner (Afrique oblige, la covid ne fait pas partie de la pièce). Les comédiens, un blanc, une blanche et une noire, se déplacent vivement, transportant leur tabouret d’une place à l’autre. Même dans les mouvements chorégraphiés, on sent qu’ils sont séparés. Il est rare qu’ils se touchent et on le remarque, alors, d’autant plus.
Le décor est proche de celui utilisé dans une autre pièce d’A. Badea, Points de non-retour (Thiaroye), déjà située en Afrique. A lire la critique de nos confrère et sœur de cette autre pièce[i], on est tenté de reprendre à notre compte le regret qu’ils expriment. Car même si nous avons passé un très bon moment devant Je ne marcherai pas dans les traces de tes pas, grâce à la mise en scène, au jeu des comédiens, nous ne pouvions nous empêcher de trouver ce texte bien manichéen. Au-delà de la honte de chaque personnage, le message délivré sans aucune nuance est digne des féministes les plus extrémistes : l’homme est veule, le plus souvent incompétent, il s’abrite derrière sa position de mâle pour exploiter les femmes ; aussi suffit-il d’une chiquenaude (d’une femme suffisamment décidée) pour qu’il se trouve confronté à sa nullité. A cela s’ajoute un zeste de sanglot de l’homme blanc, version XXIe siècle : en l’occurrence, les employés blancs – bénévoles ou non – des ONG en Afrique sont là pour se sauver aux-même bien davantage que pour sauver les Africains : en réalité ce sont les Africains qui sauvent les blancs ! Certes, il n’est pas question de nier ici que les femmes n’ont pas encore investi tous les lieux de pouvoir correspondant à leurs compétences, pas plus que le business des ONG, mais simplement de regretter que l’auteure développe sa thèse d’une manière aussi caricaturale. A trop vouloir démontrer…
Alexandra Badea, Je ne marcherai pas dans les traces de tes pas. M. e. s. Vincent Dussart. Avec Juliette Coulon, Xavier Czapla, Laetitia Lalla Bi Bénie. Musique Roman Bestion. Chorégraphie Frédéric Cheli. Scénographie et lumières Frédéric Cheli.
Manifestes, chao(s)péra
Rien n’est vrai, tout est vivant (Edouard Glissant)
Le monde et ses misères sont des régions de nous (Patrick Chamoiseau)
Cette pièce, pour l’heure seulement mise en espace, est un montage de textes à partir principalement des Manifestes coécrits au fil des ans par Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau et récemment republiés ensemble[ii], ainsi que de Frères migrants (2017) du même Patrick Chamoiseau. Les textes retenus sont un vibrant appel en faveur de l’ouverture aux autres, de l’abolition des frontières artificielles, d’un accueil généreux. Les réformes de l’économie mondiale qui seraient nécessaires pour rendre effectivement possible l’abolition des frontières, évoquées dans les Manifestes (Quand les murs tombent – 2017 – par exemple) ne sont pas mentionnées dans le « chao(s)péra », si bien que le discours semble parfois en apesanteur. Même s’il est vrai, comme le soulignent Glissant et Chamoiseau que « l’utopie est toujours le chemin qui nous manque » (L’Intraitable beauté du monde – 2008).
Les textes sont entrecoupés par la musique de jazz du Trio Mahogany, une musique qui change très agréablement de celle entendue de plus en plus souvent au théâtre, caractérisée par une amplification monstrueuse et la saturation des basses. Parmi les interprètes, on a le plaisir de retrouver la « fonkézer » Lolita Monga ainsi que Danielle Gabou que l’on a admirées lors de ce même festival respectivement dans Poème confiné d’outre-mer[iii] et dans Moi Tituba sorcière… Noire de Salem[iv].
Manifestes, chao(s)péra. Choix de textes par Sylvie Glissant. M.e.espace. Greg Germain. Avec Greg Germain et trois comédiennes dont Lolita Monga et Danielle Gabou. Musique Trio Mahogany.
PS / Intercalés dans les textes d’Edouard Glissant et/ou Patrick Chamoiseau, figurent quelques extraits de Léonora Miano, Gaël Faye, Ernest Pépin, Estelle Coppolani, Max Rippon, Nancy Morejon, Daniel Ratford, Hawad, Eugène Pottier et Mackenzy Orcel. A ce propos, il est dommage que les noms de tous ces auteurs ne soient projetés qu’à la fin plutôt qu’au moment où ils interviennent.
[i] https://www.profession-spectacle.com/points-de-non-retour-thiaroye-alexandra-badea-rend-justice-sur-sa-colline/
[ii] Voir le compte-rendu par Michel Herland dans Esprit, juillet-août 2021.
[iii] https://mondesfrancophones.com/espaces/periples-des-arts/avignon-2021-3-lolita-monga-eric-emmanuel-schmitt/
[iv] https://mondesfrancophones.com/espaces/litteratures/avignon-2021-6-beckett-maryse-conde-ilyas-mettioui-off/