Dernières nouvelles de la guerre : « Um gajo nunca mais é a mesma coisa » & « Corpo suspenso »
Au Festival d’Almada, qui n’est pas ennemi de la gravité, le théâtre sait aussi se faire chambre d’écho de l’Histoire, aussi douloureuse soit-elle pour les hommes, et pour leur pays. Comme on le sait, le Portugal qui fut à la tête d’un vaste empire, sur le continent africain notamment, mena au Mozambique, en Angola et en Guinée-Bissau des guerres coloniales longues et meurtrières, et ce furent elles qui conduisirent le 25 avril 1974 à la Révolution des Œillets, aux indépendances effectives des pays colonisés, et à la chute de la dictature salazariste. En effet, ce que l’on nomme en portugais Revolução dos Cravos, ou plus couramment O 25 de Abril, a commencé par un coup d’État organisé par des militaires – ils seront les Capitaines d’Avril / Capitães de Abril du film éponyme de Maria de Meideros –, radicalisés par le rejet de ces guerres qui, s’éternisant, entraînaient des pertes énormes en hommes et affectaient gravement le moral des troupes. Deux pièces sont inscrites au programme de cette trente-huitième édition du Festival. Toutes deux basées sur des témoignages recueillis, elles nous rappellent que de tels événements ne peuvent qu’avoir laissé des séquelles, et combien il est nécessaire de transmettre aux jeunes générations la connaissance et le souvenir de ce passé tourmenté.
De bruit et de fureur… Rodrigo Francisco, directeur artistique du Festival, écrit et met en scène Um gajo nunca mais é a mesma coisa, que l’on pourrait traduire par « un mec n’est plus jamais le même », sous-entendu quand il a fait la guerre. Un titre qui est aussi une réplique du texte donnant son sens à une pièce où l’on voit que rien ne s’efface, que jamais l’on ne peut revenir en arrière. Le spectacle, co-produit par deux compagnies, la Companhia de Teatro do Algarve et la Companhia de Teatro de Almada, se donne dans la petite salle expérimentale / Sala experimental do Teatro Municipal Joaquim Benite, un cadre intime, où les acteurs évoluent sur une estrade peu élevée, de sorte que la proximité établie avec les spectateurs est propice à l’empathie et au partage. Un choix qui n’est pas sans incidence sur le fait que nous nous sentions concernés, interpellés par ce qui se dit, par le drame qui sous nos yeux se noue et se dénoue. Qui permet aussi de faire le lien entre présent et passé, puisque la comédienne qui assume les divers rôles féminins viendra, à un moment crucial, vers nous et nous posera la question de notre investissement : Pourquoi sommes-nous au théâtre ? Vient-on au théâtre si l’on n’est pas de gauche ? Pourquoi d’aucuns qui autrefois se revendiquaient de la gauche votent aujourd’hui à l’extrême-droite, sans avoir pourtant le courage de l’avouer ? D’ailleurs, la dramaturgie privilégiée fait que des temps différents alternent, se chevauchent, se bousculent sur la scène. Les personnages d’aujourd’hui ne se contentent pas d’évoquer en paroles leur passé guerrier, mêlé de moments tragiques, d’actes inhumains, de trêves et de camaraderie virile : un montage quasi filmique fait que s’incarnent sous nos yeux des scènes vécues en Afrique : saisissante de vérité est celle où meure le soldat, criante d’impudeur celle où le soldat se livre sur la femme noire à des ébats sexuels… Car le corps dans sa densité est au centre ! Corps jeune et sacrifié, corps vieilli, blessé, amputé, corps réels, et souvenir des corps dans leurs photographies projetées sur des rideaux de scène !
Soutenu par une musique in vivo, par le chant aussi, le spectacle prend au début des allures d’opéra-rock, entre autres choses par l’usage du micro, ou de super-production américaine à la Apocalypse Now dans le crépitement entendu des hélicoptères et sous les flashs des spots lumineux, pour s’acheminer sûrement vers quelque chose de plus grave, plus posé, plus traditionnel, où tout se joue dans les mots, dans les méandres d’une mémoire culpabilisée, dans la réflexion sur ce que fut l’époque coloniale, sur les crimes commis avoués ou occultés… Et parfois le cri seul réussit à dire ! Car ainsi que le prétend l’un des protagonistes, les guerriers n’ont pas droit aux larmes : « Ma femme pleurait pour moi, car un soldat ne pleure pas / A minha mulher chorava por mim, porque um soldado não chora ». Ainsi rien n’est simple, comment démêler l’écheveau de l’histoire, comment savoir qui est l’assassin qui est la victime, qui est responsable et qui s’est contenté d’obéir ? Que dire aux générations futures si elles nous questionnent ? Comment expliquer les choses à qui n’a jamais marché sur les sentiers de la guerre ? Et je pense alors à certains écrits de Lobo Antunes, puisque son expérience dans le conflit d’Angola lui a inspiré ses premiers romans, que lui aussi a accompli ce difficile travail de mémoire et d’allers-retours dans les temps. Un spectacle de Rodrigo Francisco qui ne pourra s’oublier, qui ose aller là où le bât blesse et qui trouve, dans des techniques théâtrales à la modernité certaine, le moyen de nous bousculer dans nos certitudes, comme celui de nous mettre sur le chemin d’une pensée constructive. Et ce n’est pas si courant ! À remarquer aussi une scénographie qui permet, par le déplacement de tentures ajourées aux tons de terre africaine, et par l’utilisation de simples accessoires, de visualiser les lieux différents évoqués dans le récit.
La guerre dans les yeux des femmes… C’est la proposition que nous font Rita Neves et Patricia Couveiro, responsables de la conception, de la création du spectacle, de l’écriture et de l’interprétation du texte Corpo suspenso / Corps suspendu. Le Corps, toujours, comme lieu de mémoire, dépositaire des secrets du passé, porteur de ses cicatrices. Un spectacle au plus près de ceux qui ont connu le traumatisme des guerres coloniales, puisque Rita Neves confie avoir dans son enfance entendu son père évoquer, avec ses compagnons de combat, des épisodes de la vie passée au front. Des évocations qui venaient rompre le silence, des événements qu’elle a appris à comprendre, à interpréter en grandissant, et qui sont aujourd’hui la source irriguant la création théâtrale. Corps suspendu, puisqu’aussi bien dans les récits qu’un jour concède le père, les pauses ont autant d’importance que les mots, et c’est en elles que justement se réfugie la vérité… Mais à cette première “enquête” sur le père vient se joindre en arrière-plan la recherche en soi-même de ce qui, de l’un à l’autre, a pu se transmettre, le symbole en étant peut-être ces cigarettes que sur scène fume sans discontinuer le personnage de Rita, tandis que du père sont verbalisées les phrases : « Le goût d’une cigarette est l’un des meilleurs compagnons dans les heures de tristesse ultime… », ou, lorsque les photographies se font support de la mémoire et du texte : « C’est moi là, c’est moi en uniforme, en train de fumer une cigarette ». Deux voix féminines prennent effectivement en charge un texte assez abscons pour qui n’est pas de langue maternelle portugaise, celle de Patricia Couveiro se faisant entendre au micro, relançant par ses interrogations le récit, sans que sa présence sur scène se concrétise, simple silhouette assise côté cour, tandis que Rita Neves tantôt interprète celle qui cherche, à la fois fille et enquêtrice, tantôt est la narratrice qui parle au nom du père, endosse outre son habit sa parole et son histoire, ses histoires intimes remontées à la surface après des années d’occultation.
Deux spectacles en résonance, dans leur volonté d’entrer au cœur des êtres et de dépasser les apparences d’une histoire officielle, dans leur tension et leur violence sous-jacentes, mais s’ils sont ancrés dans un contexte géographique et temporel bien précis, ils ne sont pas sans faire écho à ce qui s’est passé pour d’autres puissances coloniales – et rien ne m’empêche d’évoquer ici les jeunes recrues françaises perdues dans le conflit algérien –, prenant ainsi une valeur autre que strictement circonscrite !