Le 12/12/22, Jean-François Carenco, a prononcé un discours officiel, thématisé sur la lutte contre le réchauffement climatique. L’événement a eu lieu à Saül, au cœur du parc national amazonien de Guyane, que le ministre délégué chargé des Outre-mer, incluait sans ambiguïté aucune, et avec insistance, dans l’espace national. Le fragment suivant est symptomatique à cet égard :
« […] tout le monde est invité à trouver les fulgurances écologiques de l’avenir durable […]. C’est en France que cela se passe, et grâce aux Outre-mer. La France doit être exemplaire, car elle n’est pas qu’un pays d’histoire industrielle sous des cieux froids, elle est ici, dans les forêts majestueuses, elle est à quelques kilomètres au bord des océans inutilisés […] Nous avons la capacité d’être exemplaires chez nous car l’Amazonie, les coraux, les fonds marins, les mangroves, c’est chez nous ! » [i]
Saül, on l’a compris, représente métonymiquement les Outre-mer, qui font partie intégrante de la France, et peuvent contribuer à lui assurer un « avenir durable » ; ils sont donc utiles à la nation, contrairement à ce que peut véhiculer une certaine idéologie, qui les assimile à des « danseuses de la République ».
Mais l’appartenance pleine et entière des Outre-mer à la France ne va pas de soi. Il suffit de considérer la carte de vœux pour 2023 du ministère de l’Intérieur, publiée par Imaz Press le 11/01/23, pour s’en persuader. Il s’agit d’un dessin représentant un policier, une gendarme, un pompier et un préfet, tous blancs et arborant une mine réjouie, au-dessus duquel est écrit le texte suivant « En 2023, la beauté est à l’Intérieur (et aux Outre-mer) … ». Si le dessin révèle une non prise en compte de la diversité, le texte va encore plus loin en enfermant celle-ci dans des parenthèses séparatrices, ce qui équivaut à contredire les lyriques déclarations de Carenco, qui considère la France dans sa globalité. Non, les Outre-mer ne sont pas chez nous ! dit le document iconographique. Nous sommes le dedans, beau forcément ; ils sont le dehors, beau aussi peut-être, mais exotiquement.
Il apparaît ainsi deux conceptions différentes voire opposées de la place des Outre-mer dans l’ensemble français, révélatrices d’une tension alimentée par les principes de continuité et discrétion. Un détour par la théorie développée par le chercheur en neurosciences, Lionel Naccache, dans Apologie de la discrétion[ii], s’avère ici nécessaire pour préciser ces notions. Dans cet essai magistral, qui emprunte sa forme à l’Éthique de Spinoza, le chercheur en neurosciences se confronte à la question centrale de l’articulation entre l’individu et le reste du monde – présente dès le sous-titre sous la forme « Comment faire partie du monde ? » – en convoquant les mathématiques et notamment la distinction entre ensembles continus et ensembles discrets.
Dans un ensemble discret, chaque élément est différent des autres et séparé d’eux par des limites clairement identifiables. Ainsi, dans l’ensemble des entiers naturels, le nombre 8 a pour voisins contigus 7 et 9. En revanche, dans un ensemble continu, si chaque élément demeure distinct des autres, il n’est pas possible de définir des frontières nettement identifiables entre lui et eux. Par exemple, si l’on considère les nombres 9 et 10 dans l’ensemble des nombres dits réels, il est possible de trouver entre eux 9,7 ; mais aussi 9,74 ; 9,7490 ; 9, 80001… et une infinité d’autres nombres qui construisent entre eux une relation de continuité. Ce dernier terme, usité dans le langage courant, ne pose pas de problème de compréhension. Mais, concernant la relation qui prévaut entre deux éléments d’un ensemble discret, Naccache note qu’il n’existe pas de terme qui la nomme, ce qui l’amène à adopter le mot existant « discrétion » en étendant son champ sémantique à la sphère mathématique. Pour distinguer alors cette nouvelle discrétion de celle traditionnelle, il l’écrit en caractères italiques, ce que, suivant son exemple, nous avons commencé de faire. C’est dans le monde des neurosciences que le principe de discrétion s’origine ; il a été découvert que les neurones étaient séparés entre eux et entretenaient, de ce fait, des relations de contiguïté et non de continuité. Naccache, percevant que cette idée pouvait avoir une portée plus large, la transpose à notre expérience du monde. Il s’agit alors de se demander si nous sommes reliés au reste du monde par des liens continus ou des liens discrets.
Fort de ces nouvelles idées, nous voilà en mesure de préciser notre exploration en paraphrasant Naccache : Le rapport des Outre-mer à la France correspond-il à celui d’un élément qui fait partie d’un ensemble mathématique discret, ou à celui d’un élément qui fait partie d’un ensemble mathématique continu ? Si l’on se réfère aux déclarations de Jean-François Carenco, la réponse ne fait aucun doute, le mode relationnel qui prédomine est celui de la continuité alors que le ministère de l’Intérieur donne à lire celui de la discrétion, ou plutôt celui d’une pseudo-continuité, comme l’exhibe la parenthétisation de la conjonction de liaison « et » dans la carte de vœux du ministère de l’Intérieur. Le Gouvernement, à l’évidence, ne parle pas d’une même voix, ce qui est révélateur d’une prise en compte insuffisante des Outre-mer, qu’il a tendance à considérer d’ailleurs de façon globale. Les députés ultramarins nouvellement élus en ont pris acte, qui ont décidé, à l’initiative du Guyanais Davy Rimane, de se rencontrer « en dehors de tout cadre issu de l’assemblée nationale afin de mener un travail transpartisan », pour faire avancer ensemble les dossiers les plus sensibles dans les Outre-mer. Le séminaire fondateur a réuni à Cayenne la plupart des députés ultramarins du 7 au 10 janvier 2023 ; il doit déboucher sur une lettre ouverte qui sera remise à la cheffe du gouvernement. De retour à Paris, le député Guyanais rappelle les enjeux de la rencontre de Cayenne :
« Santé, vie chère, développement régional empêché et sous-développement chronique : tout est fait pour que nos territoires ne soient pas autre chose que ce qu’ils sont. Les choses doivent changer radicalement. Nous ne pouvons plus être administrés par décret ! »
On est loin de la continuité entre l’Hexagone et les Outre-mer affichée dans son discours par J.-F. Carenco. Le Grand Tout Français continu n’a de réalité que discursive. On serait plus dans une relation de pseudo-continuité, caractérisée par une gouvernance verticale dont les ultramarins, par la voix de leurs représentants ne veulent plus. Ils aspirent à un faire-partie de la France qui ne les place pas en position de dépendance.
Par ailleurs, le pouvoir central voit les Outre-mer comme un sous-ensemble continu, alors qu’il n’en est rien, chaque territoire ayant ses spécificités. L’événement du 7 au 10 janvier constitue la meilleure preuve de la vision déformée de l’Etat sur les territoires ultramarins et de son manque d’engagement à leur égard : si ceux-ci constituaient une entité unique et bien identifiée, le séminaire de Cayenne n’aurait aucune raison d’être. En fait, les Outre-mer forment un sous-ensemble discret qui a contraint jusqu’ici leurs représentants à la discrétion, au sens traditionnel du terme. Intervenant isolément à l’Assemblée nationale, chacun pour son territoire propre, ils manquent assurément de visibilité et sont peu entendus. L’enjeu, dorénavant, c’est de construire entre eux une continuité susceptible de bénéficier aux citoyens qu’ils représentent, ce qui nécessite une éthique de la discrétion que Lionel Naccache définit de la façon suivante : « L’éthique de la discrétion consiste à se savoir discret puis à oser parfois, simuler la continuité au nom du principe de responsabilité. » Il s’agit donc d’abord pour les députés ultramarins de prendre conscience du statut discret de leurs territoires avant d’oser s’engager, guidés par le principe de responsabilité, dans une simulation de continuité avec les autres. Je risquerais ici le néologisme de poléthique pour nommer une telle pratique.
Mais ce n’est absolument pas gagné, si l’on considère le cas de la Réunion et ce qu’il est convenu d’appeler l’amendement Virapoullé (en fait l’alinéa 5 de l’article 73 de la Constitution), lequel constitue un véritable déni de discrétion, susceptible de compromettre la solidité de la continuité ultramarine recherchée. L’existence de l’alinéa en question fait de ce territoire un maillon faible dans la mesure où il interdit aux responsables élus de la Réunion d’avoir les mêmes compétences et responsabilités que leurs homologues guyanais, antillais et mahorais. Ce qui leur est refusé, c’est un pouvoir normatif local, limité pourtant par des « verrous constitutionnels » qui empêchent toute dérive institutionnelle vers l’indépendance, par exemple. Pour le professeur de droit public Ferdinand Mélin-Soucramanien, l’alinéa 5 transforme les Réunionnais en « incapables majeurs », faisant d’eux des Français de seconde zone. C’est donc une continuité illusoire qui est établie entre la Réunion et l’Hexagone. Pour s’en affranchir, il faudrait que les responsables politiques du territoire fassent preuve de responsabilité justement en s’engageant dans une poléthique de la discrétion, orientée vers la suppression de cette « horreur constitutionnelle » (Anne-Marie Le Pourhiet) que constitue l’amendement Virapoullé*.
Pour conclure, la volonté des députés ultramarins de constituer « un pouvoir d’agir collectif transpartisan au service des Outre-mer » ne peut aboutir que s’ils parviennent à maintenir une tension entre les principes de discrétion et continuité à plusieurs niveaux. Chaque territoire doit d’abord prendre conscience de son caractère discret et le consolider avant de s’engager dans un comme-si de continuité avec les autres territoires ultramarins. Cette simulation établie, il s’agira d’affirmer au sein de l’Assemblée nationale la discrétion des Outre-mer dans l’ensemble français, une discrétion robuste qui donnera plus de poids à leurs revendications communes. Les Outre-mer, par le biais de leurs représentants guidés par le principe de responsabilité, seront alors en mesure de s’engager dans une véritable relation de continuité, qui ne les infériorise pas, avec l’Hexagone. Précisons enfin que quelle que soit l’échelle considérée c’est le principe de discrétion qui est premier : il faut d’abord, résume Lionel Naccache, « se savoir être une créature consciente discrète et donc séparée du reste du monde, puis oser faire comme si l’on était en continuité avec lui. »
[i] https://www.outre-mer.gouv.fr/discours-du-ministre-des-outre-mer-jean-francois-carenco-saul
[ii] Lionel Naccache, Apologie de la discrétion, Paris, Odile Jacob, 2022.
(*) On notera cependant que le refus des Réunionnais, en 2010, de participer à une consultation sur le passage de l’île du régime de l’article 73 de la Constitution à celui de l’article 74 ne signifie aucune volonté de ces derniers de s’affranchir de la tutelle (et des transferts financiers) de la France. NdR.
MOTS CLEFS : Outre-mer – Continuité – Discrétion – Poléthique.