Tribunes

Requiems pour l’Europe

Claude Martin, La Diplomatie n’est pas un dîner de gala, Mémoires d’un ambassadeur, Ed. de l’Aube, 946 p., 29,90 €.
Régis Debray, L’Europe fantôme, Gallimard, « Tracts », 2019, 48 p., 3,90 €.

 

Claude Martin né en 1944, énarque et sinologue, a effectué la plus grande partie de sa carrière diplomatique en Chine avant de prendre la direction générale des Affaires européennes au Quai d’Orsay (1994-1998), puis d’être nommé ambassadeur à Berlin (1999-2007). Quant à Régis Debray, normalien, guérilléro en Amérique du sud, qui s’est tourné vers la sémiologie après un passage par l’Elysée de François Mitterrand, il est le prototype de l’intellectuel engagé. La publication presque simultanée de deux ouvrages sous leurs plumes est d’autant plus significative du désenchantement des Européens à l’égard de l’EU qu’il s’agit de deux individualités n’appartenant pas au même bord politique, l’ambassadeur Martin ne cachant pas son affinité avec Jacques Chirac. Leurs contributions au débat sont autant d’avis autorisés, de la part de Cl. Martin, diplomate qui a participé à l’élaboration de la politique européenne de la France, comme de R. Debray qui est un observateur attentif de cette même politique. Ce qu’ils écrivent n’ayant pas besoin de grandes explications, on se limitera pour l’essentiel à quelques citations qui sont à prendre comme une introduction à la lecture de leurs ouvrages.

Le premier extrait sera tiré du petit livre publié de Régis Debray qui inaugure la nouvelle collection «Tracts ».

« Ce n’est pas par servilité, mais par inculturation que l’extraterritorialité de droit américain est vécue comme naturelle. On ne comprendrait pas sinon qu’on accepte […] d’être taxé (acier et aluminium), racketté (les banques), écouté (la NSA), pris en otage (l’automobile allemande), commandé ou décommandé in extremis (militairement), soumis au chantage (nos entreprises en Iran), etc. » [i]

Qui niera que l’auteur a entièrement raison dans sa dénonciation de la faiblesse de l’Europe. Ici par rapport aux Etats-Unis mais l’on pourrait en dire évidemment autant par rapport au nouveau candidat à l’hégémonie mondiale, la Chine. De fait, les exemples cités, que tout le monde a en tête, ne peuvent que susciter l’indignation des Européens. Et l’on pourrait ajouter, entre autres, l’emprise des GAFA à laquelle nous semblons incapables de résister, avec l’unique espoir de les contraindre dans un avenir pas trop lointain à payer un impôt pas trop symbolique. Mais pourquoi n’avons-nous pas voulu susciter des GAFA européens comme l’ont fait les Chinois et les Russes ? Pourquoi, sachant l’usage qu’ils font des données récoltées, ne pas les avoir pas tout simplement bannis de notre continent au nom d’un impératif de sécurité ?

La liste des questions pourrait s’allonger ainsi indéfiniment. Reste à comprendre la passivité de l’UE dans toutes ces matières. R. Debray, on l’a vu, met d’abord en avant ce qu’il appelle notre « inculturation », à savoir « la dissolution de l’européanité dans l’occidentalité américanisée » (la subordination de la politique à l’économie conformément au dogme du laissez-faire, l’individualisme qui dissout le peuple en autant d’aspirants au statut envié de people, voire l’usage du globish pour communiquer entre Européens). A quoi s’ajoute la faiblesse (voire l’absence chez nombre de « citoyens européens ») d’un sentiment d’appartenance à l’Europe, laquelle faiblesse est liée en particulier, selon Debray, à l’incertitude sur ce que devraient être les frontières de l’UE : « une géographie élastique empêche l’appropriation culturelle d’un espace naturel car personne ne sait où l’Europe commence et où elle finit. Le Bosphore, la Laponie, l’Oural, Chypre ? ». Les illustrations des euro-billets, avec leurs monuments impossibles à identifier, ne sont qu’une preuve supplémentaire de la difficulté de faire naître une identité européenne forte. « L’euro est un billet de Monopoly […], illustration fantomatique d’un no man’s land incorporel ». On peut appeler à la rescousse, sur ce dernier point, l’ambassadeur Martin.

« À quoi allait ressembler « l’euro » ? écrit-il. À Bruxelles, les maquettes des billets circulaient. Elles étaient insipides. Pas un visage, pas un lieu, pas un site que l’on puisse identifier. ‘C’est volontaire, m’expliqua un membre de la Commission. Certains ont proposé de mettre sur les billets, comme sur les coupures nationales, les visages des grands Européens : Molière, Shakespeare, Goethe, Dante, Érasme, Cervantès. Mais tout le monde, parmi les Quinze, et bientôt parmi les Vingt-Huit, aurait voulu le sien ! Nous avons fait l’inverse : choisir des décors neutres, que personne ne pouvait s’approprier !’ C’est ce jour-là que je compris, un peu tard, que l’Europe, pleine d’âme et de saveurs dont j’avais rêvé, n’existerait jamais. Nous avions fait à Six un beau projet, nous l’avions à peu près sauvegardé à Neuf, puis à Quinze. Mais entre les Vingt-Huit, qu’avions-nous en commun ? La diversité géographique, climatique, économique, politique, et bien sûr culturelle, de l’immense ensemble que nous voulions rassembler aurait dû nous faire réfléchir. Pensions-nous vraiment possible, réaliste, de soumettre cette assemblée de peuples à des normes communes ? Il aurait fallu, avant toute chose, leur donner un sentiment d’appartenance à une même Communauté » (p. 799).

Les élargissements successifs – Royaume-Uni, Irlande et Danemark en 1973 ; Grèce en 1981 ; Espagne et Portugal en 1986 ; Suède, Finlande et Autriche en 1994 ; Chypre, Estonie, Hongrie, Lettonie, Malte, Pologne, République tchèque, Slovaquie et Slovénie en 2004 suivis de La Roumanie et la Bulgarie en 2007 ; Croatie en 2013 – sont vus à juste titre par tous les partisans d’une Europe (vraiment) Unie comme une erreur majeure. A preuve la position de l’ex-président Giscard d’Estaing rapportée par CL. Martin :

« L’entrée dans l’Union de ces quatre pays [la Suède, la Norvège[ii], la Finlande et l’Autriche] ne posait guère de problèmes. Ils étaient riches, développés, dotés d’administrations solides. Mais ils étaient ‘neutres’ (au moins pour trois d’entre eux), avec des traditions très différentes des nôtres. Leur adhésion allait alourdir la mécanique européenne, nous obliger à mettre quatre couverts supplémentaires autour de la table. La perspective d’avoir à accueillir, après ces quatre candidats, dix ou douze autres pays venus de l’Est, pesait sur les négociations. ‘Cela va faire trop !’ avait dit Giscard, dans une déclaration retentissante. L’ancien président mettait en garde contre ces élargissements successifs, il avait raison. On poursuivit la négociation sans l’écouter, mais avec prudence. On savait bien que le ‘petit élargissement’ en cours était une répétition du « grand élargissement » qui allait suivre » (p. 747).

Chacun sait, et Cl. Martin le premier, que le ver est dans le fruit dès 1973 avec l’admission de la Grande-Bretagne

« Le ‘virus britannique’ l’avait [l’Union] usée. Au fond, l’Angleterre n’avait jamais cessé, depuis son adhésion, de contester les règles, et l’esprit même de l’entreprise communautaire. Elle avait « renégocié » à deux reprises les conditions de sa participation au budget commun, et finalement cassé les mécanismes financiers qui organisaient la solidarité entre les États membres. Elle s’était employée à abattre, peu à peu, les barrières qui protégeaient le marché européen de la concurrence extérieure. Et elle s’était opposée de toutes ses forces à ce que ce marché, dans lequel il y avait déjà à ses yeux trop de ‘politiques communes’, soit davantage organisé et régulé » (p. 742).

Erreur ou stratégie cette adhésion britannique ? Erreur pour les chefs d’Etat partisans d’une Europe supranationale, sans doute, mais stratégie gagnante, hélas, pour ses opposants, le président français Pompidou, par exemple, et bien sûr les Anglais eux-mêmes qui seront les premiers à pousser en faveur des élargissements suivants :

« Le Foreign Office […] aurait voulu aller vite dans le processus d’élargissement [aux PECO], pour diluer un peu plus la solidarité communautaire » (p. 752). Et encore : « Les Britanniques attendaient de l’élargissement qu’il dilue un peu plus l’affreux système communautaire » (p. 769).

Aveuglement ou stratégie la création d’une Union monétaire ne marchant que sur une seule jambe, puisque privée de son complément nécessaire, un budget à la hauteur de celui d’une fédération, alors qu’on se contentait d’imposer des contraintes sur les déficits nationaux[iii] ? Aveuglement pour ceux qui espéraient qu’un Union bien ordonnée ne tarderait pas à se mettre en place, mais stratégie gagnante pour ceux qui, Allemagne en tête, tireront leur épingle du jeu.

« Cette union monétaire, ce n’était rien d’autre, à terme, que l’imposition à tous d’un moule budgétaire unique. Les États membres allaient se priver des moyens d’agir au profit de leurs peuples. Cela n’aurait eu de sens que si l’on avait parallèlement prévu, dans le Traité [de Maastricht], des moyens d’action permettant à l’Union d’assurer aux Européens le bien-être, la stabilité et le développement qu’ils ne pourraient plus attendre de leurs gouvernements nationaux. Ce n’était, hélas, pas le cas. Je le trouvais finalement bien triste, ce bateau européen dans lequel j’avais décidé de monter à nouveau. Et pourtant, il fallait embarquer » (p. 744).

L’ancien ambassadeur n’a pas de mots assez durs pour l’élargissement de l’Europe à l’Est. Il y voit pour sa part une faute majeure des pays fondateurs :

« Ceux-ci avaient organisé leur propre souffrance. Ils allaient injecter dans des économies concurrentes toutes les ressources nécessaires pour que celles-ci viennent en retour les déstabiliser, et partiellement les détruire. Et ils avaient surtout anéanti leur beau projet, leur rêve. L’Europe allait devenir un vaste marché sans pilote, sans ambition politique » (p. 846).

Bien sûr, on pouvait toujours croire à un sursaut : « Les ‘supranationalistes’ croyaient leur heure venue. L’Union, quand elle compterait vingt-sept ou vingt-huit membres, ne pourrait plus, selon eux, fonctionner en maintenant la règle de l’unanimité, qui bloquait toute décision » (p. 826). On sait ce qu’il en est advenu : « En attendant, l’Union pataugeait dans un imbroglio institutionnel. Ce président du Conseil Européen et ce haut représentant allaient s’ajouter aux nombreuses ‘autorités’, le président du Conseil des ministres, le président de la Commission, le président de la Zone euro, le président de la Banque centrale qui parlaient déjà au nom de l’Europe dans leurs domaines respectifs. Sans oublier le président du Parlement européen qui prétendait, lui aussi, ‘faire entendre la voix des peuples européens’ sur la scène internationale. Face aux vrais ‘Grands’ dont les responsables tenaient, eux, dans une même main les pouvoirs politique, économique, monétaire et militaire, l’Union, allait rester, malgré les gadgets dont elle se parait, un ensemble sans cohésion. Un corps obèse, mou et sans tête. Face aux grandes puissances, on avait créé une impuissance » (p. 850).

Chirac, le chef de l’Etat français du temps où Cl. Martin tenait l’ambassade à Berlin, comme son homologue allemand Schroeder persistaient à se croire capables, en unissant leurs forces, d’influencer l’Europe dans le bon sens : « À vingt-huit, nous ne pourrons plus négocier quoi que ce soit. Mais à deux, trois ou quatre, nous pouvons encore définir une stratégie. La clé, c’est une bonne entente entre la France et l’Allemagne » (p. 813). Mais est-ce toujours d’actualité ? Si l’on ne niera pas l’importance de l’existence d’un axe franco-allemand, force est de constater qu’il s’avère désormais impuissant à faire vivre en Europe une cohésion pourtant indispensable dans bien des domaines cruciaux.

Il n’est pas moins vrai que Français et Allemands n’ont cessé d’imaginer des formules (noyau dur, Europe à plusieurs vitesses) pour permettre à ceux qui le voulaient d’avancer et que la facilitation par le Traité de Lisbonne de la mise en œuvre des « coopérations renforcées » peut apparaître comme le résultat de ces efforts. Néanmoins, ces formes de coopération, si elles se développent, ne suffiront pas pour faire revivre l’espoir d’un Fédération européenne authentique à la portée d’une génération.

Février 2019.

[i] Nous citons L’Europe fantôme d’après les bonnes feuilles publiées dans Le Monde du 14 février.

[ii] La Norvège n’adhèrera finalement pas.

[iii] « Schroeder (le chancelier allemand) et Chirac (le président français) attaquaient ensemble, l’ordre européen établi, et notamment les règles introduites depuis Maastricht dans la conduite des politiques budgétaires. ‘Ces règles sur la limitation du déficit à 3 %, le plafonnement de la dette, n’ont aucun sens ! En période de récession, il faut des politiques de relance !’ proclamèrent-ils dans une adresse commune à la Commission » (p. 848).