Si la fin du travail approche à grands pas, comme nous l’écrivions à la fin de l’article précédent, elle n’est pas aujourd’hui le problème le plus pressant. Ce dernier réside plutôt dans l’installation d’une société duale avec d’un côté ceux qui « possèdent » un emploi et de l’autre ceux qui en sont privés, ou qui gagnent à peine de quoi vivre, ou qui vivent sous la menace du chômage. Face à ce constat, toute politique consistant à augmenter la durée légale du travail (nombre d’heures hebdomadaires et d’années) dans l’espoir que cela accélèrera la croissance et multipliera in fine le nombre de postes est immédiatement contre-productive puisqu’elle conduit à la hausse du chômage. N’oublions pas à cet égard que l’Allemagne – puisqu’elle est présentée comme le modèle à imiter – a réduit le chômage en multipliant les petits boulots à temps partiel et grâce à sa faiblesse démographique. Idem pour la Grande-Bretagne avec les contrats « zéro heure[i] » !
En tout état de cause, ce qui a réussi là ne marchera pas nécessairement ici. Dans une configuration de l’économie mondiale donnée – en l’occurrence la mondialisation – les performances relatives des différentes nations dépendent pour une grande part de particularités que l’on pourrait dire « psychologiques ». Ainsi la Chine tire-t-elle mieux son épingle du jeu que la Russie non seulement parce que le coût de la main d’œuvre y est plus faible qu’en Russie mais encore parce que les dirigeants du parti communiste chinois comprennent mieux les conditions d’une économie de marché que Vladimir Poutine, et encore aussi, sans doute, parce que le maoïsme n’a pas réussi à détruire les habitudes ancestrales (« confucéennes », dirait-on) de discipline au travail, tandis que le stalinisme n’a pas su les implanter (en dépit de quelques stakhanovistes artificiellement fabriqués). De même l’Allemagne s’en sort-elle mieux que la France et, là aussi, il est permis de penser que le comportement par rapport au travail y est pour quelque chose. La France a une longue habitude de la contestation ouvrière depuis les ébénistes du faubourg Saint-Antoine, en 1789, puis la Commune, le Front Populaire, … Rien de tel en Allemagne où les « soviets » de 1917 furent vite noyés dans le sang. Quant à l’épisode nazi, s’il fut bien révolutionnaire et populaire, on ne saurait en aucun cas l’interpréter comme une remise en cause du capitalisme et de la relation salariale.
L’idéologie importe. Les peuples épris plus que les autres d’égalité et de liberté (ou qui, plus simplement, valorisent davantage la débrouillardise individuelle que l’embrigadement) ne sont pas les mieux armés pour la compétition économique.
Alors que faire ? Une politique de formation novatrice ne saurait être une mauvaise chose malgré l’incertitude qui pèse sur les emplois de demain (cf. supra). Quoi d’autre ? Injecter davantage d’argent public (emprunté) dans l’économie dans l’espoir d’une relance keynésienne n’est pas une solution dans la France mondialisée. Sans compter que le montant de la dette est plus que préoccupant[ii]. Une politique protectionniste agressive n’est pas davantage possible tant la France d’aujourd’hui se trouve intégrée dans les réseaux mondiaux. Ou alors il faudrait accepter de longues années de vaches maigres pendant lesquelles on se verrait contraint d’exporter moins (en raison des mesures de rétorsion), tout en continuant de dépendre des importations tant qu’on n’aurait pas reconstitué les filières nationales aujourd’hui disparues. Aujourd’hui, le déficit commercial n’a pas de conséquences financières immédiates grâce à l’euro, mais élever les barrières douanières signifierait le retrait immédiat du marché commun comme de l’euro. Des dévaluations seraient inévitables qui appauvriraient les Français au moins aussi longtemps que l’appareil productif ne serait pas capable de profiter des avantages d’une monnaie sous-évaluée.
Réduire la dette qui pèse comme une épée de Damoclès sur notre tête, serait théoriquement possible, et rapidement, puisque des pays l’ont accompli récemment avec succès (encore le Canada, par exemple). Dans un pays comme le nôtre où le chômage est déjà très élevé, la suppression en nombre de postes de contractuels de l’État, le non remplacement des fonctionnaires partant à la retraite, l’unification des régimes sociaux auraient à nouveau, et quelque rationnels qu’ils puissent paraître, des conséquences désastreuses à court terme non seulement sur le chômage mais encore sur la production nationale, étant donné les troubles sociaux inévitables dès qu’on touche à la fonction publique dans ce pays. Par ailleurs, les exemples de la Grèce, du Portugal et de l’Espagne ne plaident guère en faveur de ce genre de purge dans les pays qui ont perdu leur souveraineté monétaire. En tout état de cause, si l’objectif principal demeure le chômage, la réduction du poids de l’État ne saurait avoir qu’un effet très indirect et hypothétique via la baisse des prélèvements obligatoires (en % du PIB), lesquels sont censés entraver le dynamisme de l’économie.
Les profits d’hier font les investissements d’aujourd’hui et les emplois de demain, disait, en son temps, le chancelier allemand Helmut Schmidt. Ce n’est pas aussi simple, comme le montre l’exemple des années récentes, en France, où les mesures en faveur des entreprises ont permis de reconstituer les marges sans qu’on voie le chômage se réduire vraiment. D’abord parce que les profits supplémentaires peuvent être simplement distribués aux actionnaires et, ensuite, parce que les grandes firmes qui jouent sur le marché mondial peuvent décider d’investir ailleurs qu’en France, là où la demande est la plus dynamique. Concrètement, en 2016, comme le rapporte Le Monde (24-3-2017), 65% des 144 principaux projets lancés en 2016 par des sociétés françaises sont localisés hors de l’Hexagone, et, chiffre plus significatif, la France ne reçoit que 11% de tous les emplois créés par ces grands projets tricolores… Cela ne serait pas grave si la France continuait à attirer les investissements étrangers. C’est, hélas, de moins en moins le cas[iii].
De fait, à l’heure de la mondialisation, il est logique que les investissements se portent vers les régions du monde où la demande est la plus dynamique. Ainsi, la production industrielle de la Chine a-t-elle été multipliée par 2,5 en dix ans et l’Asie, plus généralement, concentre la moitié des projets industriels mondiaux. Pour attirer les investissements nécessaires et accroître l’emploi en France, il serait utile de relancer la demande mais cela paraît inopportun d’une part à cause de l’état des finances publiques et d’autre part en raison de l’ouverture de l’économie qui fait que toute relance de la demande se disperse en majeure partie vers les fournisseurs étrangers. C’est donc bien la quadrature du cercle. A quoi s’ajoute que les investissements nouveaux, particulièrement ceux des grandes firmes, sont de toute façon de moins en moins riches en emplois en raison de la robotisation. C’est d’ailleurs ce qui explique le mouvement, encore timide, de relocalisation de certaines activités en France.
Est-on totalement impuissant ? Est-il vraiment impossible de faire au moins aussi bien que l’Allemagne, laquelle, à défaut d’être le modèle idéal, a réduit le chômage, est en train de dégager des excédents budgétaires et affiche par ailleurs un excédent commercial considérable ? De ce qui précède, il ressort que la France a deux handicaps par rapport à l’Allemagne : la difficulté d’atteindre un consensus social et, ceci expliquant cela, le retard qu’elle a pris en matière de réformes. A quoi s’en ajoutent deux autres : l’absence d’un tissu dense de PME-PMI industrielles et un positionnement sur des produits de moyenne gamme facilement concurrençables, contrairement à l’industrie allemande qui continue à conserver une sorte de monopoles sur des produits à très haute technicité (comme les machines à commande numérique les plus sophistiquées). Grâce en particulier à ces deux derniers atouts, l’Allemagne a pu, jusqu’à présent au moins, s’affranchir du cercle vicieux dans lequel la France s’est enfermée. La croissance n’y est pas suspendue au dynamisme du marché intérieur puisque l’industrie est tournée avant tout vers le marché mondial, vers le marché asiatique en particulier, particulièrement dynamique.
A défaut de pouvoir mener la « politique de la demande » prônée par les candidats hors système, et si l’on refuse de courir les risques inhérents à la sortie de l’euro, c’est bien une « politique de l’offre » visant à favoriser la production dans son ensemble et les entreprises exportatrices en particulier qui semble s’imposer mais plus ciblée que celle qui a été menée jusqu’ici. Cela va de la réforme de l’éducation (en développant l’apprentissage, en redonnant à l’enseignement professionnel le lustre perdu depuis le temps des « lycées techniques », etc.) jusqu’à la transformation des conseillers commerciaux à l’étranger en intermédiaires de droit privé rémunérés directement par les entreprises, en passant par la simplification administrative et la modification de certaines dispositions du droit du travail. Le transfert des charges sociales sur la TVA (à prix inchangé pour le consommateur) serait également souhaitable puisqu’il serait favorable aux exportations (qui ne supportent pas cette taxe).
Bien que ces réformes, préconisées depuis longtemps, semblent peu de choses, elles heurtent des intérêts particuliers, ce qui a empêché jusqu’ici leur application. Il devrait être a priori plus facile de renoncer aux aides indifférenciées aux entreprises sous forme d’allègement des charges et de les remplacer par des crédits d’impôt (ou des subventions) conditionnés par des investissements donnant lieu à des embauches supplémentaires en France (et, à défaut, remboursables). Toutes les aides aux entreprises abritées de la concurrence internationale devraient être supprimées et redirigées vers les entreprises exportatrices. La mise en œuvre de ces dispositions demanderait cependant un certain doigté pour ne pas tomber sous les fourches caudines des règles anti-dumping de l’OMC.
Comme il serait suicidaire de sortir du marché commun, il n’y aucune marge de manœuvre immédiate concernant la politique commerciale de la France, celle-ci étant régie par l’Union Européenne. Il ne reste, dès lors, qu’à user de notre pouvoir pour infléchir la politique de l’UE en injectant davantage de protectionnisme (introduction de clauses sociales ou environnementales, dénonciation accrue du dumping pratiqué à l’étranger, voire, comme le proposent certains, en « impos[ant] un contenu local minimal pour accéder au marché [européen] »[iv]. Jusqu’à présent, face à une Europe nettement « néo-libérale », de telles tentatives ne pouvaient pas aboutir. Cela n’empêche pas que le prochain président qui sortira des urnes reprenne ces propositions, puisque, face à la montée du populisme, le contexte politique apparaît plus favorable pour un changement à Bruxelles. Par contre, la suppression de la concurrence fiscale, tout aussi indispensable, paraît inatteignable dans la mesure où les décisions concernant les impôts sur les sociétés, sur les revenus et sur le patrimoine restent très largement du ressort des États membres.
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Si l’on n’a pas tout tenté, en raison à la fois des incertitudes inhérentes à la science économique et des pesanteurs sociologiques qui sont la marque de notre pays, il faut bien voir que l’efficacité des réformes, quelles qu’elles soient, trouve rapidement sa limite. On aura beau, par exemple, améliorer la formation des Français, des chômeurs en particulier, ou rendre le marché du travail plus flexible, la disproportion entre le nombre des offres d’emploi non satisfaites et le nombre des demandeurs d’emploi est telle qu’il serait illusoire d’en attendre une réduction du chômage à la mesure du problème. De même, dans une économie mondialisée, les politiques de promotion des exportations se heurtent immédiatement, à l’instar de la mise en œuvre d’un protectionnisme même light, aux politiques similaires des pays concurrents.
Il faut pour finir rappeler une évidence, même si elle n’apparaît pas dans les programmes des candidats à la présidentielle. Notre dynamisme démographique est l’obstacle principal au retour au plein-emploi. Il serait temps d’admettre que la politique généreuse à l’égard de la famille n’est plus de saison.
[i] Le contrat ne prévoit pas la durée du travail. A la limite, un employé peut être appelé par l’entreprise pour travailler seulement une heure !
[ii] 100% du PIB, alors que la France s’est engagée par le traité de Maastricht à ne pas dépasser 60% ! Pour peu que les taux d’intérêt se tendent, le coût de la dette française deviendra rapidement insupportable.
[iii] Baisse tendancielle de 2008 à 2014 de 46 milliards à 0,2 milliard d’euro. Nette remontée en 2015, laquelle s’explique par la fusion Lafarge-Holcim et le rachat de la branche énergie d’Alstom par General Electric.
[iv] Cf. Pierre-Noël Giraud, « L’Europe a besoin de mercantilisme, pas de protectionnisme », Le Monde, 18 février 2017.