Tribunes

La culture comme ciment de l’Europe

La France a échappé au pire et tous les partisans de l’Europe ont poussé un soupir de soulagement. Au premier tour de l’élection présidentielle sept candidats sur onze lui étaient hostiles, même si certains des sept, à l’extrême gauche, faisaient miroiter le rêve d’« États-Unis socialistes d’Europe débarrassés du capitalisme » (Nathalie Arthaud) ou d’une « Europe des travailleurs » (Philippe Poutou). Présente au second tour, la candidate du Front National, certes donnée perdante, ne pensait qu’à restaurer la souveraineté de la France dans tous les domaines (sans s’arrêter sur le coût ou simplement la possibilité d’une telle ambition dans une économie déjà mondialisée). Emmanuel Macron, le candidat qui est sorti des urnes, est sans doute le meilleur possible du point de vue européen à condition que ses convictions, indéniables, s’inscrivent dans une perspective réaliste de ce qu’il est possible de proposer aux pays partenaires. L’avenir dira s’il faut le compter parmi les bâtisseurs de l’Europe.

La construction européenne si souvent remise sur le métier peut s’achever à la suite de petits pas, lesquels, additionnés, aboutiraient à un véritable État fédéral, ou bien à la suite d’un grand cataclysme qui forcerait les Européens à s’unir. La proximité géographique est le ciment le plus évident de notre union. Elle ne suffit pas car, à ce compte, de proche en proche, l’UE aurait vocation à couvrir toute la planète ! Il y faut quelque chose de plus que l’on peut trouver dans la culture. Un article de Julia Kristeva dans une livraison récente de la NRF[i] insiste justement sur ce point. Pour elle, « l’Europe existe avant tout parce qu’il y a une culture européenne ». Et de décliner quelques repères : « le socle biblique, le miracle grec, les présocratiques, Aristote, Platon, le temps des cathédrales, les Lumières et les droits de l’homme, Dante, Shakespeare, Cervantès, Montaigne, Vinci, Mozart… »

C’est une « citoyenne européenne » qui s’exprime ainsi, d’origine bulgare, naturalisée française. Levons ici une objection qui pourrait se présenter. Intellectuelle cosmopolite, Julia Kristeva n’est pas représentative de la population de notre continent. À cela on répondra d’abord que le « peuple » lui-même est de plus en plus appelé à voyager hors des frontières, à se frotter à d’autres identités, et ensuite que ce sont bien les intellectuels qui peuvent entraîner un mouvement en faveur d’une Europe unie. En tout état de cause, il ne s’agit pas, pour chacun d’entre nous, de renier ses racines, mais plutôt de développer une « pluralité identitaire ». C’est d’ailleurs, comme le rappelle J. Kristeva, d’abord sur proposition française, puis européenne appuyé par le Canada, que l’Unesco a adopté en 2005 la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles. Elle rappelle également – au cas où l’on aurait tendance à l’oublier – que « les valeurs supposées universelles sont des créations du patrimoine européen ».

Ces valeurs incluent la nation autant que la liberté. Le « fait national » continue à s’imposer (sans aller chercher la Hongrie de Viktor Orban, il suffit de voir nos sept candidats à l’élection présidentielle) en dépit du « verrouillage politique par la raison économique » et des pressions centrifuges liées au réveil des identités régionales. Quant à la liberté, J. Kristeva oppose un modèle européen – qui mettrait en avant la « singularité » de chacun – à un modèle américain qualifié de « pragmatique ». Et il est vrai que notre modèle paraît mieux à même de résister au « libéralisme effréné qui exalte le consommateur en lui promettant le paradis des gagnants-gagnants où il sera cantonné dans des réserves communautaires formatées par les ‘traditions ancestrales’ ».

« Le sujet européen polyphonique pourra-t-il résister au choc des fondamentalismes religieux d’une part, de l’automatisation de l’espèce humaine par la convergence des techniques et de la finance d’une autre ? » Sans compter que notre époque est d’ores et déjà caractérisée par une série de phénomènes (divorces, crise de l’autorité paternelle, chômage, emprise de l’image et du numérique) qui affectent notre « faculté de juger » et au-delà toute notre « vie psychique ». Face à ce constat très négatif, pour « résister à la nouvelle barbarie du gangstéro-intégrisme, du tout-économique, qui s’empare de l’essor de la technique », quelles parades sont possibles ? J. Kristeva en appelle tout d’abord à la constitution d’une  anthropologie des religions, condition d’« un véritable travail laïc et critique » et d’un nouvel humanisme « destinal ». Lequel apparaît tout aussi nécessaire pour les minorités musulmanes[ii] que pour les chrétiens des pays ex-communistes.

Afin d’affronter la crise actuelle de civilisation, « la conception européenne d’identités plurielles, fondées sur le multilinguisme » est un atout. Reconnaissons avec J. Kristeva que, de par son histoire, de par sa culture, l’Europe peut constituer un îlot de résistance à la catastrophe annoncée. Encore faudrait-il qu’elle sorte de sa léthargie. Un nouveau président de la France, même plein de bonne volonté, n’y suffira pas. D’autant que celui qui vient d’être élu ne se montre guère offensif pour juguler les dérives du néocapitalisme. Si les intellectuels peuvent montrer le chemin, rien ne se passera sans un sursaut citoyen.

 

 

 

[i] Julia Kristeva, « Cette Europe où Je me voyage – Europe à contre-courant », La NRF, n° 623, mars 2017, p. 99-112.

[ii] « La présence arabo-musulmane » n’est cependant mentionnée qu’une foi en passant, comme un substrat supplémentaire de la civilisation européenne. Crainte d’être accusée d’islamophobie ?