Le hasard ayant voulu que nous tombions sur un numéro de Front Populaire, la revue de Michel Onfray, paru il y a un an, tout entier consacré à l’Union Européenne (1), il a paru intéressant de regarder de plus près les critiques adressées à la construction européenne par des auteurs réputés pour leurs positions souverainistes. Connaître ses ennemis n’est-ce pas la première condition pour les combattre ?
On sait combien les mots « fédération », « fédéraliste » sont censés, à tort ou à raison, agir comme des repoussoirs dans l’opinion, au point que les partisans d’une fédération européenne hésitent souvent à en faire état publiquement, préférant plaider leur cause sans la nommer. Pour des souverainistes, « fédéraliste » est carrément une insulte. Les fédéralistes seraient les fossoyeurs de la nation, seule incarnation politique possible d’un peuple selon eux, des individus retors faisant avancer en douce la construction européenne, voire les idiots utiles des Américains supposés agir toujours en sous-main pour la contrôler.
Ces accusations, évidemment, font sourire les fédéralistes. Lorsque des peuples s’unissent au sein d’une fédération, ils ne perdent pas leur âme pour autant. Une fédération authentique rend possible une double appartenance sans que l’une écrase l’autre (voir la Suisse, par exemple). Par ailleurs, si les fédéralistes étaient si puissants qu’ils puissent orienter la construction européenne, cela se saurait ! L’UE est façonnée par des États membres constitutivement attachés à leur souveraineté – même si cette dernière n’est le plus souvent qu’un leurre – et c’est justement parce que le Conseil est l’instance déterminante au sein de l’UE que celle-ci apparaît le plus souvent incapable de prendre les décisions qui iraient dans le sens de l’intérêt général, simplement parce qu’elles contrarieraient tel ou tel État. Quant aux Américains, s’il est avéré qu’ils ont financé le Mouvement Européen et certains des « pères de l’Europe » après la deuxième guerre mondiale (via le Comité Américain pour une Europe Unie et diverses fondations), les fédéralistes ne considèrent pas que l’appartenance de l’Europe au camp occidental puisse lui interdire de défendre ses intérêts particuliers dans la compétition mondiale.
L’idéologie souverainiste étant hostile par définition à tout projet de fédération européenne et comme il est vrai que l’UE se situe à certains égard au-dessus des États-nations, il n’est pas trop surprenant que des souverainistes voient les fédéralistes partout derrière l’UE. Mais ce n’est pas ce qui doit empêcher d’examiner le contenu de ce numéro de Front populaire dont le sujet est précisément la critique de l’UE telle qu’elle existe.
Rappelons brièvement notre propre état des lieux de l’UE.
– L’économie. À force d’agréger des pays, l’UE à 27 était devenue la première puissance économique mondiale. Elle n’était plus que troisième en 2023 avec environ 17 % du PIB mondial contre 25 % pour les États-Unis, 18 % pour la Chine. Toujours cette année-là, la dette publique globale dépassait 80 % du PIB européen (donc au-delà de la limite de 60 % fixée par le traité de Maastricht), le chômage s’établissait à 6 % de la population active (14,5 % pour les moins de 25 ans) et le commerce extérieur de l’Union n’avait enregistré un très léger excédent que grâce à une forte baisse des importations. En matière de taux de croissance, à se fier aux dernières estimations, l’UE, autour de 1 %, est une lanterne rouge mondiale, croissant à un rythme environ deux fois moindre que les États-Unis et quatre fois moindre que la Chine.
– Les droits humains. L’UE tolère en son sein des « démocratures », les sanctions qu’elle peut mettre en œuvre ne paraissant pas suffisamment dissuasives. En tout état de cause, l’incapacité dans laquelle se trouve l’UE de régler la question migratoire, jointe aux difficultés économiques dans nombre de pays favorisent la montée en puissance de forces politiques hostiles à la démocratie libérale.
– La paix. L’UE a apporté la paix : c’est devenu une sorte de slogan. Et il en a longtemps été ainsi. Malheureusement, la guerre en Ukraine est la preuve de notre incapacité face à un Russie agressive. À noter que l’Ukraine ayant acquis désormais le statut de pays candidat à l’adhésion, l’UE devrait se considérer elle-même comme attaquée.
Il s’agit de constats qu’on ne saurait contester. C’est donc plutôt au niveau des remèdes que des divergences apparaissent entre fédéralistes et souverainistes. Pour ces derniers l’UE est trop puissante, pour les fédéralistes elle ne l’est pas assez : il ne saurait y avoir opposition plus radicale ! Voyons quand même si les fédéralistes n’ont rien à tirer des analyses du camp d’en face.
Tout d’abord, il est indéniable qu’il n’est pas nécessaire d’appartenir à un « marché unique » pour jouir d’une économie prospère : la Suisse tout près de nous (2), Israël, Singapour… en sont autant d’exemples. Ensuite, dans une Union comme la nôtre, la concurrence fiscale tolère l’existence de pays prédateurs – le Luxembourg, l’Irlande, les Pays-Bas – au détriment des autres. Enfin, concernant précisément la France, il est vrai que la doctrine européenne de la concurrence a des conséquences néfastes pour son économie et les rédacteurs de Front populaire ont toutes les raisons du monde d’attirer l’attention sur les conséquences néfastes des démantèlements des monopoles de l’EDF et de la SNCF. Aurait-on construit le parc nucléaire français, ou le TGV dans ces conditions ? On peut en douter. De même n’est-il pas inutile de rappeler que le plan de relance européen de 2020 (Next Generation UE), loin d’aider la France à terme, entraînera pour elle un surcoût de plusieurs milliards. Rappelons pour finir que le choix des parités lors de la création de l’euro (avec un franc surévalué contrairement au mark) n’est pas pour rien dans la désindustrialisation de notre pays. Par rapport à tous ces points, si les fédéralistes ne cessent de demander à juste titre une union fiscale (que tous les économistes jugent par ailleurs indispensable pour compléter l’union monétaire), n’ont-ils pas trop souvent tendance à passer sous silence les autres éléments soulevés par les souverainistes ?
Concernant les droits humains, les fédéralistes sont sans doute partagés entre ceux qui pensent que l’UE n’en fait pas assez et qui saluent les décisions de la Cour Européenne des Droits de l’Homme (laquelle, rappelons-le, n’est pas une institution de l’Union) en matière d’immigration, même quand elle intime à la France de reprendre sur son sol des terroristes en puissance, et ceux qui considèrent qu’une immigration non contrôlée met l’Europe en danger. Quant à la Cour de Justice de l’Union Européenne, qui a établi le principe de la primauté du droit communautaire sur les droits nationaux, peu de fédéralistes la contesteront. Néanmoins les souverainistes n’ont pas tort de remarquer que, ce faisant, l’UE « a déshabillé les États sans être capable d’en assumer les fonctions, notamment régaliennes. D’où son incapacité à [par exemple] gérer ses frontières » (3). Et même si cela ne les dérange en aucune manière, au contraire, les souverainistes remarquent avec raison que le fonctionnement de l’UE n’est pas un modèle de démocratie.
Enfin, troisième point de notre constat, la paix (et la guerre). À cet égard on ne peut rien concéder aux souverainistes. Un pays isolé ne peut rien contre une grande puissance militaire qui se montre agressive. Si la Russie décidait d’envahir la Lettonie, cette dernière, même si elle consacrait la plus grande partie de sa richesse à la défense, pourrait-elle se défendre sans l’OTAN ? Les déboires de l’Ukraine montrent suffisamment ce qu’il en est. Ou pensons à Taïwan dont la sécurité dépend du bon vouloir de l’Amérique (« l’ambiguïté stratégique » n’étant pas vraiment de nature à rassurer). Que ce soit l’UE ou l’OTAN, les pays européens ont besoin d’appartenir à une alliance militaire défensive. Les fédéralistes sont évidemment favorables à la création d’une armée européenne puissante, dotée d’une véritable autonomie stratégique, surtout aujourd’hui où le nouveau président américain semble vouloir marchander l’assistance prévue par l’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord.
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Les souverainistes de Front populaire dressent un véritable réquisitoire contre l’UE. Ils sont évidemment dans leur rôle de procureur en montant en épingle les mauvais côtés et bien que leurs critiques fassent souvent long feu, ils savent appuyer là où ça fait mal. Quant aux fédéralistes, ils ne peuvent pas être toujours en désaccord, bien obligés de constater eux aussi les nombreuses défaillances de l’UE. Cependant, au contraire des souverainistes, aucun fédéraliste ne remet en cause l’appartenance de la France à l’UE, sans parler de l’existence même de l’Union. Sans avoir fait le calcul précis des avantages et des coûts, les fédéralistes jugent le bilan globalement positif et se montrent convaincus que revenir à une concurrence débridée entre les États-nations européens serait une régression catastrophique. Dont acte.
Néanmoins, au vu des nombreux dysfonctionnements d’une Union où les États restent malgré tout les maîtres du jeu, considérant surtout qu’il est impossible d’espérer la transformation de ladite Union à vingt-sept (et davantage à terme) en une fédération, les fédéralistes devraient renoncer explicitement à mettre leurs espoirs dans l’UE et envisager désormais le combat pour une fédération entre un nombre bien plus limité de pays. Un objectif qui demeurerait extrêmement ambitieux – ne nous leurrons pas (4) – mais qui, au moins, ne serait pas totalement inatteignable.
(1) « L’Europe démystifiée – Vie et mort d’un empire », Front populaire, n° 16, mars-avril 2024.
(2) Qui ne semble pas prête à ratifier l’accord commercial sur le marché unique signé avec l’UE en décembre 2024.
(3) Ghislain Benassa (juriste, auteur de plusieurs ouvrages sur l’État de droit) in Front Populaire, op. cit., p. 68.
(4) Les six pays fondateurs de la CEE n’y sont pas parvenus, alors que le souvenir de la guerre était encore dans tous les esprits et alors que des partis politiques et non des moindres se montraient favorables à la fédération.