Tribunes

Élargissement de l’UE à l’Ukraine et à la Moldavie – un point de vue fédéraliste

Le 8 novembre, la Commission de l’UE a recommandé l’ouverture officielle de négociations d’adhésion avec l’Ukraine et la Moldavie. Les chefs d’État devraient se prononcer là-dessus (en principe) lors du sommet des 14 et 15 décembre. Une carte publiée dans le journal Le Monde du 10 novembre fait apparaître tout de suite, s’agissant de l’Ukraine, les données du problème. D’abord, du point de vue stratégique, cet élargissement vers l’est accroîtrait démesurément la frontière commune de l’UE avec le bloc Russie + Biélorussie (réduite aujourd’hui aux pays baltes et, à cause de Kaliningrad, à la Pologne), perspective qui n’a rien de séduisante. Ensuite, du point de vue économique, il ne fait pas de doute que l’Ukraine est un gros morceau à avaler. Avec 600 000 km² et 45 millions d’habitants (chiffres d’avant le déclenchement de la guerre) elle serait le deuxième pays l’UE par sa superficie (derrière la France), le cinquième par sa population (derrière l’Allemagne, la France, l’Italie et l’Espagne). Or, avec un revenu par habitant (aux parités de pouvoir d’achat) de l’ordre de 13 000 $ (en 2020) l’Ukraine est bien en-dessous de la moyenne de l’UE (de l’ordre de 35 000 $), ce qui devrait entraîner des versements nets conséquents à son profit et à la charge des autres, obligés de verser davantage (les contributeurs nets) ou recevant moins (les bénéficiaires nets). Déjà les céréaliers européens s’inquiètent des conséquences sur la PAC.

Tout cela fait déjà un bilan entièrement négatif. L’UE n’a en réalité strictement aucun avantage à accueillir l’Ukraine. Certains pourraient avancer qu’arrimer ce pays à l’Union, c’est faire pièce à la Russie, la dissuader de nouveaux débordements sur le plan européen en protégeant, pour commencer, l’Ukraine. La faiblesse de cet argument saute immédiatement aux yeux : il n’y a pas de défense européenne stricto sensu, l’OTAN est la seule force capable d’impressionner la Russie. Pour se protéger l’Ukraine n’a nul besoin d’entrer dans l’UE ; elle a par contre un besoin urgent d’être placée sous le parapluie de l’OTAN. Autant donc pour cet argument.

Alors que reste-t-il qui plaide en faveur de l’intégration de l’Ukraine (et de la Moldavie) ? Rien de plus – rien de moins – que ce qui conduisit à intégrer les « PECO » (pays d’Europe centrale et orientale) en 2004 (1) : une certaine conception d’un devoir moral, en l’occurrence celui de venir en aide à plus faible que soi. Et certes, les fédéralistes sont soucieux de la morale tout autant que d’autres, mais on ne peut être fédéraliste conséquent sans refuser tout élargissement de l’Union sans approfondissement préalable. Sachant surtout qu’il y a bien d’autres moyens de venir en aide à d’autres pays que de les faire entrer dans l’UE : on peut leur donner un statut d’associé, l’accès au marché unique, les rendre bénéficiaires de divers programmes, sans leur accorder un droit de veto sur les grandes décisions de l’UE.

La position des fédéralistes est donc claire en théorie : refuser toute nouvelle adhésion (ce qui est donc également valable pour les Balkans et la Géeorgie, autres candidats). Il est probable, pourtant, qu’ils ne se lanceront pas dans cette bataille, non seulement parce qu’elle serait sans doute mal comprise et qu’elle serait, à coup sûr, perdue d’avance, vu l’état de leurs forces, mais surtout parce qu’elle viendrait bien trop tard. Si jamais une fédération européenne démocratique a eu des chances sérieuses d’advenir (écartons Jules César, Charlemagne, Napoléon et Hitler), c’est entre 1948 (le congrès de La Haye) et 1973, date du premier élargissement et de l’entrée de ce cheval de Troie anti-fédéraliste que fut le Royaume-Uni, les élargissements suivants n’ayant fait que rendre de plus en plus improbable l’avènement de la fédération. Le Brexit, en 2020, est arrivé trop tardivement pour y changer quoi que ce soit.

Les fédéralistes ne sont pour rien dans les progrès observés ici ou là dans le fonctionnement de l’UE, soit, pour les plus récents, l’emprunt européen, une meilleure maîtrise du commerce et des investissements extérieur, l’amorce d’une politique industrielle : ils sont imposés par les circonstances. L’UE à 27 et plus est condamnée à avancer ainsi, au coup par coup, sans véritable logique, au gré des compromis passés entre des États qui s’accrochent à leur souveraineté, fût-elle souvent illusoire. En attendant l’apparition d’un nouveau Spinelli qui pourrait mobiliser le Parlement Européen et arracher des avancées majeures, les fédéralistes ne peuvent pas grand-chose au niveau européen, sinon proposer et/ou promouvoir des ICE allant dans le bon sens. La transformation d’une union de pays aussi nombreuse en une authentique fédération paraissant, jusqu’à preuve du contraire, hors de portée, les fédéralistes européens devraient surtout s’interroger sérieusement sur leurs objectifs. Une fédération pour quoi faire ? Entre quels pays ? Quels moyens pour y parvenir ?

(1) Plus les pays baltes, Malte et Chypre. 2007 pour la Bulgarie et la Roumanie qui ne paraissaient pas s’être suffisamment réformées à la date prévue.