De la mise en scène austère à la mise en scène chatoyante, toute la palette du théâtre contemporain
Au Portugal, le Festival international de théâtre d’Almada a su tenir bon, contre vents et marées et, par la volonté, la vaillance et l’obstination de toute une équipe, traverser les turbulences de deux « années Covid ». Par force, les frontières s’étant en 2019 refermées, isolant chacun dans sa tour d’ivoire, la manifestation, réduite à onze pièces de production locale, n’avait pu honorer sa 37e édition de ce fier épithète “d’international”. La 38e quant à elle, bénéficiant du ressac relatif et temporaire de l’épidémie, s’était tenue dans des conditions plus proches de la normale, mais sur une durée plus longue, apte à compenser la réduction de la jauge en salles.
En cet été 2022, la 39e édition s’est ouverte le 4 juillet dans une allégresse de bon aloi, dans le bonheur de ressentir à nouveau la vibration essentielle de l’autre auprès de soi, sans siège vide qui sépare, dans le sourire survivant, vainqueur de masques que d’aucuns plus fragiles, plus inquiets – ou plus conscients ? – s’efforceront de garder.
Dans la douceur complice de cette nuit inaugurale, annonciatrice de quatorze autres à suivre consacrées au théâtre tel qu’il se fait aujourd’hui, dans la continuité et la rupture, la tradition et l’invention, le classicisme et la modernité, c’est à Christoph Marthaler du Théâtre Vidy-Lausanne que revint l’honneur d’ouvrir le ban. Et sous les étoiles, pas moins, puisque la cour ouverte de l’école – Escola D. António da Costa – cœur vibrant du festival, a enfin retrouvé droit de cité et ses gradins éphémères du Palco Grande !
Sous le titre Aucune idée se cache un texte original, qui peut au premier abord sembler fait de bric et de broc. Un assemblage de scènes cousues ensemble, comme un patchwork visant à illustrer notre quotidien dans ce qu’il aurait de dérisoire. Des tableaux enchaînés, dont le fil conducteur serait la musique, celle de la viole de gambe de Martin Zeller, qui allie de façon incongrue « Bach et les publicités télévisuelles »… mais aussi la ligne sonore des bruits, clés de la boîte aux lettres chutant à répétition, borborygmes des tuyaux de chauffage, aboiements d’un chien invisible… Un collier de petites tirades plus ou moins comiques, certains traits d’humour ne semblant guère surprenants, d’autres relevant d’une véritable capacité d’invention. Une sorte de cocktail qui intrigue, fondé tantôt sur l’absurde, tantôt sur une forme de poésie un brin surréaliste, entre fantaisie et gravité, et qui tient debout par la complicité visible tissée entre ses deux interprètes : si l’un est maître du substrat musical, son comparse Graham F. Valentine, acteur chanteur et diseur d’origine écossaise, mais parlant un français qui roule sous la langue les cailloux des « r » et autres consonnes, règne sur le langage. J’en prendrai pour exemple ce moment – hélas bien longuet – où, faux texte appuyé sur le radiateur détaché de ses tuyaux – Marcel Duchamp, nous serais-tu revenu ? –, Graham débite un texte répétitif, de nous incompréhensible, scandé de leitmotivs et d’accès coléreux… Deux complices à l’aspect, au costume, au comportement aussi banal que décalé !
M’ont touchée davantage cet instant où l’homme tente de se définir, de retrouver par images et métaphores une identité, et ses efforts de précision génèrent le sommeil de l’ami musicien. Cet autre moment, dit et joué en duo comme un poème, penchés sur une montagne de prospectus que vomit une boîte aux lettres solidaire du décor. Un texte aux antipodes de discours plus triviaux où le personnage déroule liens, intrications, nœuds et secrets de familles…
Mais ici les objets comme les lieux sont partie prenante de l’histoire : nous voici dans un espace indéfini, sorte de hall d’immeuble aux murs percés de portes par où multiplier entrées et sorties. Et si l’on y chante dans la nuit, la voix agressive d’un voisin se fait entendre dans ce qu’on imagine être une cage d’escalier. Ainsi est suggérée toute une vie d’immeuble et de voisinage, bon ou mauvais ! Des objets : la boîte aux lettres récalcitrante à s’ouvrir, qui déverse des bibles en toutes les langues, ou provoque la coupure du courant électrique ; un radiateur qui, tout soudain doué de parole, se révolte contre les températures imposées par les humains, affirme prendre désormais le pouvoir au sein de son appartement…
Plus qu’engendrer le rire – et si l’on rit, c’est “un peu jaune”, – ce spectacle aux apparences minimalistes incite à se retourner sur le monde qui nous entoure, nous tend un miroir ou nous regarder. Puisque, par les détails du quotidien, au-delà des gags imaginés, il nous conforte dans cette idée que tout « ne va pas pour le mieux dans le meilleur des mondes possible ». Incitation enfin à la réflexion, ces minutes lourdes de silence où, traînant un fauteuil à sa taille attaché, Graham vient se « dés-enrêner » et nous fixer, sans un mot, en bord de scène. Vertu alors du silence succédant à la loghorrée… Mais au-delà de nos manques perdure, vivace, notre désir de vie !
Un début de festival sans véritable ampleur toutefois, une soirée de retrouvailles que le public aurait peut-être aimé plus flamboyante. De la flamboyance, la énième version/adaptation de La Nuit des rois, production de la Companhia de Teatro de Almada, intitulée en portugais par son metteur en scène, Peter Kleinert, Noite de Reis, n’en manqua certes pas sur la scène du Teatro Municipal Joaquim Benite ! Une proposition jeune et dynamique, une interprétation endiablée pour cette nuit de quiproquos, de rencontres, de découverte de l’autre et de soi-même. Une volonté de faire naître la joie, et pour cela jouer sur l’esthétisme d’un décor aux tons gris bleutés et blancs, jouer sur les costumes scintillants ou simplement ordinaires voire baroques, sur la partition musicale déroulée au piano, sur les parties chantées par les comédiens, et conclure sur l’inévitable moment où l’on se dénudera afin qu’exulte la chair, dans une fête finale exubérante !
Car ici, il s’agit bien d’être d’abord un corps, qui s’exhibe, qui danse, se frotte à l’autre, au propre et au figuré, dans une nécessaire recherche de l’amour, mais aussi de sa propre identité, de son genre obligé, de ses attirances sexuelles profondes, mal assumées et sans doute contrariées. De Shakespeare, la troupe a retenu la devise attribuée dès l’acte 1 au Comte Orsino : « Se a música é o alimento do amor, continuai a tocar ». Et quand on donnera des baisers, ils ne seront ni pudiques ni effleureurs de lèvres, mais assurés et profonds et consentis. Moins originaux m’apparaissent, encore qu’utilisés à bon escient, certains procédés relevant de ce phénomène de mode, qui aujourd’hui semble bien s’être imposé au théâtre : passage obligé par l’instant rap, amplification des voix par les micros de scène, projections vidéo en fond de plateau. Particulièrement nécessaires et réussies sont cependant ces images qui montrent en gros plan les visages, lorsqu’ils se rapprochent et portent en leurs traits le tourment de sentiments, reconnus ou non, secrets ou avérés, partagés ou solitaires. La marque aussi de déchirements, de doutes et d’incertitudes qui sont le lot quotidien de notre humanité. Comment se connaître et se reconnaître semble être une des questions que se posent les personnages. Et comment ne pas parler des femmes en apothéose, de leur beauté, de leur vivacité, de leur prompte intelligence quand, dans cette version nouvelle, elles semblent mener tambour battant le jeu ? Que leur féminité, assumée jusqu’aux limites de la caricature, nous relie aux mouvements de protestation contemporains ? Et comment taire l’importance de la gémellité, source de confusion, de chaos avant que d’être un élément de résolution de l’intrigue ?
Oui, en ce deuxième soir de festival, le théâtre fut une fête, une « fiesta » comme clamé par le personnage d’Olivia lorsqu’elle invite ses comparses au rapprochement dénudé, dans une dernière danse débridée et fort réjouissante !
J.B. Almada/Lisbonne, le 6 juillet 2022
Photos Paul Chéneau