Une heure et demie de bonheur au théâtre, ce n’est pas si fréquent. Un conférencier qui délivre un discours jamais pesant, toujours dans l’humour, souvent très drôle, tout en étant pertinent, voire percutant par moments. Telle est L’Affaire Dussaert que les spectateurs martiniquais auront pu déguster pendant les trois dernières soirées de ce mois de novembre… après bien d’autres soirées un peu partout puisque la pièce a déjà été jouée plus de huit cents fois, devant des salles pleines où se trouvaient sans doute des spectateurs qui, comme nous, n’en étaient pas à leur première représentation. Pour nous, la première fois remonte à 2015 en Avignon, la revoir à la Martinique au Théâtre Aimé Césaire était une occasion à ne manquer sous aucun prétexte, d’autant que le programme de cette année contient peu de pièces de cet acabit.
Il serait cruel de raconter L’Affaire Dussaert. On peut en donner une idée par l’anecdote suivante, attribuée à Alexandre Dumas père (in Le Corricolo, chap. 40, fin), qui est rapportée à la fin par Jacques Mougenot avec les mots de Dumas :
« Un pauvre fou de Charenton […] Sa folie était de se croire un grand peintre […] Il vous conduisait devant le chef d’œuvre, levait la toile verte, et l’on apercevait une toile blanche.
– Voyez, disait-il, voilà mon tableau […] Il représente Le Passage de la mer Rouge par les Hébreux.
– Pardon ! mais où est la mer ?
– Elle s’est retirée.
– Où sont les Hébreux ?
– Ils sont passés.
– Et les Égyptiens ?
– Ils vont venir. »
Pour la petite histoire, Dumas père aimait tant cette anecdote qu’il l’a reprise dans ses Mémoires comme l’ayant contée à Delacroix venu avec d’autres peintres célèbres du temps décorer sa nouvelle demeure. Il va sans dire que Delacroix, son tour venu de s’exécuter, ne s’est pas contenté de laisser son pan de mur en blanc.
Ce n’est évidemment pas par hasard que Mougenot rapporte cette histoire en conclusion de sa pièce. Elle condense à elle-seule son message sous-jacent. Sous-jacent car l’auteur, désireux de nous laisser libres de décider par nous-mêmes, se garde de l’exprimer. Fou ou pas fou le pensionnaire de Charenton ? Ou dit autrement, entre ce dernier et Delacroix y a-t-il la même différence qu’entre un malade et un sain d’esprit, ou bien sont-ils tous deux, chacun à sa manière, des artistes ?
Question vertigineuse qui traverse autant l’art brut que l’art contemporain, question posée dès l’origine avec Fountain (1917) de Deschamps. Pas question dans ce cas d’assimiler Deschamps à un malade mental. La question devient plutôt : le peintre au talent déjà reconnu (Nu descendant l’escalier date de 1912) était-il sérieux ou se moquait-il du monde avec Fountain ? Dans le second cas, on pourrait penser, spontanément, que cette œuvre ne mérite pas davantage d’attention que celle d’un dérangé mental. Ou bien elle mérite d’être prise au sérieux et alors tous les ready-mades doivent être rangés parmi les œuvres d’art.
La question est d’autant plus vertigineuse que des êtres tout à fait sains d’esprit y ont répondu de manières totalement différentes. Pour Alphonse Allais, le premier à exposer un monochrome, blanc de surcroît (Premières communions de jeunes filles chlorotiques par un temps de neige, 1897), il s’agissait d’un gag revendiqué, à l’opposé des peintres qui suivirent, de Malevitch (Carré noir,1915 ; Carré blanc sur fond blanc, 1918) jusqu’à Soulages (ses noirs), Gerhard Richter (ses gris), en passant par Fontana (Manifeste blanc, 1946), Yves Klein (ses bleus) et bien d’autres (1). Sensation pure, idéalisme, suprématisme, etc., autant de mots utilisés par les peintres pour justifier leur démarche.
Le spectacle de Jacques Mougeot brode sur cette histoire en la poussant, si l’on peut dire, à la limite. Le thème est instructif, on le voit, réjouissant d’emblée pour les contempteurs d’un certain art contemporain qu’ils jugent non pas hermétique – ce serait lui faire trop d’honneur à leurs yeux – mais carrément vide de sens. Cependant L’Affaire Dussaert réjouit en réalité tous les spectateurs, y compris les fanatiques des Soulages et consorts. Car cette histoire, Mougeot, s’il la rappelle, se garde en effet de la juger, laissant chacun à ses intimes convictions (ce qui ne l’empêche pas de livrer quelques réflexions personnelles sur le marché de l’art, qu’il aurait pu d’ailleurs pousser davantage). Non, le succès de la pièce tient avant tout à son art de conteur, à l’humour constamment présent, à ses hésitations en réalité préméditées, à sa manière de passer du coq à l’âne, à l’usage judicieux de la vidéo pendant la première partie, avec des tableaux peints spécialement pour illustrer son propos. Encore fallait-il une belle histoire et l’on se gardera bien d’en livrer ici la clef.
L’Affaire Dussaert, de et avec Jacques Mougeot, Fort-de-France, Théâtre Municipal, 28, 29 et 30 novembre 2024.