Comptes-rendus Scènes

« Cette guerre que nous n’avons pas faite » : une allégorie d’Aimé Césaire

Beau succès que cette interprétation par Hervé Deluge de la pièce de Gaël Octavia, même si l’assistance pour la première au Théâtre municipal de Fort-de-France était moins fournie qu’elle ne l’a été dans d’autres circonstances. On la souhaite encore plus nombreuse pour les deux représentations suivantes car le texte est formidablement écrit et construit ainsi que superbement mis en scène et interprété. Gaël Octavia n’en est pas à son coup d’essai en tant qu’auteure de théâtre, sa pièce intitulée Congre et Homard qui fait s’affronter deux hommes est un bijou, pas au sens de quelque chose de joli mais d’un modèle de construction de l’intrigue. Quant à Hervé Deluge, il est un comédien courageux qui s’engage à fond dans ses projets et l’interprétation est à sa mesure. S’étant également chargé de la mise en scène, il a judicieusement pris le parti d’illustrer la pièce avec des projections – sur le socle à l’antique dont le comédien ne bougera pas pendant tout le spectacle – qui renforcent le côté humoristique d’une pièce dont le sujet est par ailleurs fort sérieux, voire douloureux, en particulier pour les spectateurs martiniquais.

Cette guerre que nous n’avons pas faite est en effet un texte doublement autocentré, écrit par une Martiniquaise à l’intention d’abord du public martiniquais, même si le propos peut intéresser aussi ailleurs, tant sont sont nombreux de par le monde les humains qui regrettent la guerre, ou plus souvent la révolution, qu’ils n’ont pas faite. Pour s’en tenir à la Martinique, il est plus que tentant de voir dans les deux personnages principaux de la pièce des figures jumelles moins du peuple martiniquais lui-même que de son incarnation principale, à savoir Aimé Césaire.

La pièce met en scène un homme, un bourgeois, qui prend conscience tout d’un coup de son aliénation. Il n’est pas qu’aliéné au confort douillet dans lequel il vit : il appartient à un peuple qui n’est pas maître de son destin. Pour le spectateur martiniquais qui a toujours présente à l’esprit sa situation de dépendance par rapport à la Métropole, ce peuple est évidemment le sien. Ainsi cet homme décide-t-il un beau jour de tout quitter pour mener sa guerre et devenir enfin, du moins l’espère-t-il, un homme, un vrai ! Sa guerre ne peut être qu’un combat pour la liberté et l’on rencontre ici immédiatement un premier Césaire, le pourfendeur du colonialisme qui s’est illustré par un discours virulent qui a fait de lui un héraut (héros) du Tiers Monde. Se situe dans la même veine le Césaire qui dénonçait l’assimilation ratée de la Martinique alors que la Métropole s’avérait incapable de tenir ses promesses.

Mais la pièce ne s’arrête pas là. Comme le titre l’indique, la guerre n’aura pas lieu, le pseudo guerrier échouera dans un estaminet et il se contera de refaire le monde en buvant des coups avec d’autres « guerriers » tout aussi velléitaires que lui. Velléitaire comme Césaire qui ne fit jamais le moindre acte concret pour conduire les Martiniquais vers leur émancipation. Mais la comparaison ne s’arrête pas là car le protagoniste-narrateur de la pièce explique qu’il y avait dans le bistrot un autre homme nommé « le pacifiste ». Ce dernier, évidemment moqué par les autres jusqu’à l’ultime retournement, a déjà, lui, véritablement combattu dans des luttes pour l’indépendance et en est revenu désabusé, celles-ci n’ayant abouti qu’à installer des dictatures. Le rapprochement est ici immédiat avec l’auteur d’Une saison au Congo, la pièce que Césaire a consacrée à Lumumba, à ses espérances et à l’assassinat qui a marqué – et jusqu’à aujourd’hui – la fin de toute tentative démocratique au Zaïre.

Césaire fut donc tout aussi bien le guerrier velléitaire que le pacifiste qui avait de bonnes raisons de l’être. Et qui ne voit que le second excuse alors le premier ? Sans pour autant apporter la moindre consolation aux Martiniquais qui redoutent à juste titre les risques de tous ordres que présenterait l’indépendance de leur île mais qui ne subissent pas moins douloureusement leur dépendance.

Théâtre municipal de Fort-de-France, 13 au 15 avril 2023

Voir également sur Madinin’art, de Roland Sabra :

« Cette guerre que nous n’avons pas faite. », par Hervé Deluge : quelle guerre & qui ça Nous? (madinin-art.net)

Et trois article sur la même pièce interprétée par Vincent Vermignon dans une mise en scène de Luc Clémentin :

Celui de Janine Bailly :

Gaël Octavia : dernières nouvelles de la guerre (madinin-art.net)

Celui de Roland Sabra :

« Cette guerre que nous n’avons pas faite », m.e.s. Luc Clémentin avec Vincent Vermignon. (madinin-art.net)

Enfin notre propre article :

« Cette guerre que nous n’avons pas faite » de Gaël Octavia (madinin-art.net)