Billet d’Avignon (2013-9) : Katie Mitchell
Si nous devions décerner une palme du IN, c’est Reise durch die Nacht, de Katie Mitchell, qui l’emporterait sans hésitation. Il est vrai que n’avons eu qu’une vision très partielle du IN, pour être arrivé tardivement en Avignon, et n’ayant de ce fait pas pu voir toutes les pièces paraissant les plus prometteuses, y compris d’ailleurs certaines de celles qui se jouaient pendant notre séjour, comme par exemple L’Argent d’Anne Théron. Notre choix est donc non seulement subjectif mais encore très contraint. Cela étant, nous n’avons pas besoin d’avoir vu les deux projets des artistes invités – Par les villages de Stanislas Nordey d’après Peter Handke, et Shéda de Deiudonné Niangouna – pour connaître la déception de la plus grande partie du public.
Reise durch die Nacht est le troisième volet d’une trilogie, tiré d’un livre de Friederike Mayrücker. Comme dans les cas précédents il s’agit d’un monologue intérieur, ici celui d’une femme. Dans le train de nuit qui la conduit avec son mari vers l’enterrement de son père, elle s’efforce de rassembler les souvenirs qui lui restent de ce dernier, de son enfance, mais ce ne sont que de mauvais souvenirs. Perturbée, n’arrivant pas à dormir, elle erre dans les couloirs du train, a une brève rencontre sexuelle avec l’employé du wagon lit. A la fin, elle quittera le train avec son mari – qui aura, entretemps, cassé la figure de l’employé – en abandonnant dans sa cabine le cahier griffonné.
Le récit se développe à la fois en images et grâce à une voix off (en allemand sous-titré) qui dit le soliloque, les comédiens demeurant muets tout au long de la pièce. Parfois les images se suffisent à elles-mêmes. En dehors de ce premier parti, l’originalité formelle tient à l’emploi de plusieurs caméras manipulées par des personnages tout de noir vêtus qui filment souvent de très près le jeu des comédiens (beaucoup de gros plans sur le visage de Linsey Turner qui joue la femme, une femme sans âge, déjà bien marquée par la vie. Un wagon de la Bundesbahn a été reconstitué sur la scène. D’un modèle ancien, il est pourvu de fenêtres plutôt exigües et, selon l’endroit où il est placé, le spectateur ne peut guère espérer voir directement tout ce qui se joue dans le train, sans compter que les scènes de couloir sont absolument invisibles, le couloir se situant de l’autre côté du wagon. Autant le procédé paraissait agaçant et artificiel, dans Conte d’amour de Markus Öhrn, présenté l’année dernière, autant, il paraît ici justifié. La différence tient à deux choses. D’abord Markus Öhrn prenait un malin plaisir à ne jamais montrer en direct ce qu’il était en train de filmer. Ensuite et surtout, chez Katie Mitchell, le même procédé correspond à une nécessité esthétique explicite : « Dans un grand théâtre, il est impossible de percevoir tous les détails du jeu des acteurs. Avec le temps cela devient très frustrant, d’autant que, plus les salles sont grandes, plus les comédiens doivent amplifier leurs gestes, qui deviennent imprécis, mécaniques et parfois grossiers. Utiliser la caméra est pour moi une façon de préserver un jeu très détaillé et proche de la vie, et d’être assurée que chacun puisse le percevoir dans la salle ». Pourquoi faire du théâtre et pas du cinéma, dans ces conditions ? Telle est la question qu’on serait tentée de lui poser avant d’avoir vu le spectacle. Ce n’est plus le cas après. Car la superposition des deux (les images sont projetées au-dessus du wagon) ne fait pas double emploi. Au contraire, il est instructif et même amusant de découvrir combien la technique cinématographique se réduit parfois à si peu. À un moment, par exemple, l’une des cabines du train pivote et se transforme en l’espace des portières à l’extrémité du wagon. La femme est à l’intérieur et regarde vers les spectateurs, à l’extérieur. Entre les spectateurs et elle, deux caméramen armés de leur instrument et un ventilateur. Soudain, elle ouvre la fenêtre et se penche à l’extérieur ; ses cheveux dénoués flottent au vent du ventilateur. Vu directement, cela ne ressemble à rien. Vu là-haut, sur l’écran, c’est une superbe image de cinéma.
24 juillet 2013.