Scènes

Billet d’Avignon (2013-5) : « Exhibit B », Wilde, Molière, Copi

L’immigré clandestin refoulé

Dans l’église des Célestins, le lieu où, l’an passé, Sophie Calle se livrait en public à la lecture du journal de sa mère, un Sud-Africain, Brett Bailey, interprète à sa façon et dans une intention critique affichée ce que furent, en des temps heureusement révolus, les zoos humains. Le résultat est à proprement parler stupéfiant. L’impression de malaise est renforcée tant par le caractère sacré du lieu que par une mise en scène qui fait de chaque individu exposé une statue parfaitement immobile, à l’exception du regard que l’on peut croiser. Le dialogue silencieux qui s’engage dans ce cas entre le visiteur (le plus souvent blanc) et le visité noir ne peut être que bref tant il est gênant pour l’un et – imagine-t-on – l’autre. Dans les zoos humains, on voyait plutôt des groupes vaquant à quelques besognes primitives, ce qui permettait sans doute une distance que l’immobilité et le regard, ici, abolissent.

Parmi les tableaux vivants représentés dans l’église, on remarque par exemple la chambre d’officier colonial avec, assise sur le lit sa maîtresse noire, dont on aperçoit le visage dans un miroir ; ou un homme et une femme debout sur des socles, de part et d’autre d’une table couverte de cartes de l’Afrique, avec des trophées de chasse ; ou un gisant, enveloppé dans son suaire, couché sur un authentique tombeau moyenâgeux, ou encore cet immigré clandestin, expulsé, attaché au siège de l’avion.

Le chœur de l’église est occupé par une installation intitulée « cabinet de curiosité » : de quatre socles en pierre blanche émergent simplement quatre têtes noires qui chantent a capella et à quatre voix des airs traditionnels de Namibie. Cette merveilleuse musique, intemporelle, emplit la nef et ajoute encore, si besoin était, au caractère sacré de cette exposition/installation d’un genre très particulier.

Pour que l’art contemporain ait un sens, il faut que le message qu’il cherche à véhiculer intéresse et que le medium soit adéquat au message. Avec Exhibit B, c’est incontestablement le cas.

Retour au théâtre avec L’Importance d’être Wilde, une pièce composée par Philippe Honoré à partir des écrits de Wilde et mise en scène par Philippe Person (1). Le but est de nous divertir au spectacle d’une belle intelligence et le résultat est atteint. Il faut dire qu’il n’y a aucune difficulté à repérer les bons mots chez un auteur qui fut l’un des plus brillants de son temps, avec une arrogance propre à fasciner le bourgeois. « J’aime être encensé par mes inférieurs » : son goût de la provocation se montrait dans des déclarations à l’emporte-pièce comme celle-ci. Il disait encore : « En Angleterre, rien n’est fait pour les femmes, même pas les hommes », ce qui prend tout son sel quand on sait que Wilde fut lui-même un homosexuel notoire.

Les trois Wilde

Cela étant, la fin de sa vie, après le procès pour immoralité et la prison, et la misère par-dessus le tout, ne fut guère brillante. Il n’écrivait plus, disant : « J’écrivais lorsque je ne connaissais pas encore la vie ; la vie ne peut pas être écrite ; elle ne peut qu’être vécue ». Ecrire ou vivre, tel en en effet le dilemme que tout écrivain doit affronter un jour ou l’autre. Hélas pour Wilde, il choisit la vie contre l’écriture au plus mauvais moment !

S’il n’est pas trop difficile de faire théâtre avec une telle matière, il reste que le spectacle concocté par Philippe Person s’avère particulièrement réussi. Le personnage de Wilde est interprété par deux comédiens (Emmanuel Barrouyer et Pascal Thoreau) et une comédienne (Anne Priol) qui se renvoient la balle, ce qui ne les empêche pas d’endosser momentanément un autre rôle, ainsi lorsque E. Barrouyer revêt la robe rouge du procureur dans le procès Wilde, robe de dessous laquelle on le verra surgir petitement vêtu de quelques pièces de cuir comme pour un rituel sado-maso.

Le Misanthrope

Le Misanthrope et Tartuffe sont les deux chefs d’œuvre de Molière, ils renferment quelques-uns des plus beaux alexandrins de la langue française. Pas de Tartuffe, cette année, en Avignon, mais deux Misanthrope. Nous avons vu celui qui se donne au théâtre du Bourg-Neuf avant de migrer vers Paris et la Comédie Nation, port d’attache de la compagnie du même nom. Le maquillage très dessiné, parfois en forme de masque, les costumes modernisés – dégageant, pour les hommes, la vue sur le poitrail nu, tenue très en vogue cette année dans tous les théâtres – l’élégance des robes, le décor en damier noir et blanc, la présence constante de tous les comédiens sur scène (qui se contentent de s’asseoir lorsqu’ils n’ont pas à intervenir), tout concourt à faire de cette mise en scène (signée Laetitia Leterrier) un succès. Le texte a été raccourci par endroits – on n’a pas droit par exemple au sommet d’Oronte et lui-même n’intervient que très brièvement en voix off – mais cela fait partie des contraintes du festival, les gestionnaires de salles imposant des tranches horaires strictement limitées. La troupe est assez homogène ; s’en détachent néanmoins Hervé Dandrieux (Philinte) et Floriane Jourdain (Célimène). Yannick Barnole (Alceste) a paru parfois un peu trop pressé de dire ses vers.

Raoul Damonte (1956-1987), dit Copi, dessinateur de presse, militant du FHAR (Front

Eva Peron

homosexuel d’action révolutionnaire), est l’auteur d’un théâtre plein d’humour et de fantaisie. Sa famille avait émigré à Paris en 1962, fuyant la dictature péroniste. Ce n’est donc pas tout-à-fait par hasard s’il écrivit une pièce, intitulée Eva Peron, dans laquelle il tourne complètement en ridicule celle qui fut en Argentine un mythe vivant. En dehors de l’infirmière – car l’action se déroule dans les quelques jours précédant le mort d’Eva – tous les personnages féminins sont joués par des travestis. On ne saurait évidemment objecter à un tel choix qui ne peut être bien éloigné des intentions de l’auteur. Par contre, le jeu presque constamment hystérique de ces « dames » (particulièrement Eva et sa mère), leurs cris incessants, deviennent rapidement accablants pour le spectateur. Nous évoquons en note la pièce de Shakespeare, Beaucoup de bruit pour rien. C’est exactement ce que l’on a envie de dire en quittant le théâtre.

20 juillet 2013

(1) Pour la même compagnie, Philippe Honoré (à ne pas confondre avec Christophe Honoré qui fut artiste invité lors du dernier festival IN) a produit une adaptation de Beaucoup de bruit pour rien jouée, entre autres lieux, en Martinique.