Ouverture bien tardive de cette chronique alors que le festival est déjà en son mitan. Pour débuter, deux pièces québécoises et, pour finir, Arletty, la nouvelle pièce du dramaturge Koffi Kwahulé consacrée à la star qui a traversé presque tout le XXe siècle.
Glob par les Foutoukours
Jean-Félix Bélanger et Rémi Jacques sont deux clowns à nez rouge mais qui ne font pas dans la pantalonnade. Chez eux tout est douceur, grâce, élégance. Ils nous font rire mais à peine. Ils nous enchantent, ils nous ravissent dans leur monde où rien ne semble avoir d’importance, où tout s’arrange avec un (tout) petit peu d’astuce et beaucoup de bonne volonté. S’ils font mine, parfois, de se fâcher, leur complicité ne faillit jamais. Pas besoin de mots pour se comprendre, quelques onomatopées suffisent. Les outils pour nous séduire se résument à peu de choses : une « échelle d’acrobate » inventée pour la circonstance, des balles de jonglage, des boules lumineuses qui ont tendance à changer de couleur,… ce qui n’est pas sans poser à nos deux comparses les problèmes qu’on imagine facilement.
La pièce est destinée aux enfants et à tous les autres qui ont gardé un petit coin de leur âme d’enfant. Les premiers rient volontiers, les autres sont touchés au cœur, car ils perçoivent derrière les grimaces et les sourires quelque chose du tragique de l’existence. Ce n’est pas que ces deux-là ne parviennent pas à atteindre leurs objectifs mais il leur faut tant de maladroits efforts pour des résultats dérisoires !
La beauté de ce spectacle, puisque tel est le mot qui manquait jusqu’ici, tient à son rythme (lent), aux inserts musicaux qui nous transportent tout d’un coup ailleurs, et sans doute pour une grande part aux costumes, amples grenouillères blanches couvertes de plumes qui transforment les deux clowns en poussins géants, une ressemblance accentuée par la démarche très particulière, de tout petits pas, qu’ils ont décidé d’adopter.
Hidden Paradise (les paradis fiscaux)
Soit donc une authentique émission captée sur Radio Canada : le professeur Alain Deneault est « interviewé » par Marie-France Bazzo. Les deux danseurs-comédiens ou comédiens-danseurs, Alix Dufresne et Frédéric Boivin présents sur le plateau écoutent sagement pendant que l’émission enregistrée se déroule. Disons pour commencer que, contrairement à ce qu’on a pu lire ici ou là, le discours du professeur est passablement creux. Il se résume en effet à la dénonciation d’une réalité effectivement scandaleuse – qui le nierait ? – sans aucun commencement d’explication ni sur les mécanismes en cause ni sur les mesures, certes très insuffisantes, déjà prises pour juguler évasion et fraude fiscales.
D’ailleurs l’un des moments les plus forts de la pièce est celui pendant lequel Alix Dufrene repose les questions précises de M.-F. Bazzo à son camarade, lequel demeure muet alors que dans l’interview réel le professeur répondait toujours volubilement mais à côté. Le principe de la pièce est en effet de répéter plusieurs fois l’interview, sur un débit tantôt plus lent, tantôt plus rapide (si rapide qu’à peine audible) que l’original, avec parfois force contorsions.
Une pièce qu’on apprécie pour la performance des acteurs sachant que l’on n’y apprend rien – ou pas grand-chose – sur les paradis fiscaux.
Arletty Comme un œuf dansant au milieu des galets de Koffi Kwahulé
Qui va voir une pièce de Koffi Kwahulé, l’auteur de Jaz, de P’tite-Souillure, de Big Shoot et de tant d’autres pièces où l’on ne badine pas avec les mauvais sentiments, sait qu’il ne pourra pas rester indifférent. Arletty est comme Jaz une pièce pour une comédienne où, toujours comme dans Jaz, celle-ci est chargée d’interpréter deux femmes différentes. Ici, c’est Arletty et la comédienne qui joue Arletty. Dans Jaz, l’une des deux personnages féminins sera violée dans de scabreuses conditions, le spectateur étant néanmoins incité à y croire, tandis qu’ici le récit du viol par un inspecteur de police (« l’inquisiteur ») sera rapidement démenti. L’interrogatoire d’Arletty par cet inspecteur n’est pas moins la colonne vertébrale de cette pièce. L’épisode se déroule après la Libération, un moment où la comédienne fut effectivement accusée sinon de collaboration du moins d’intelligence avec l’ennemi. Et pour cause puisqu’elle fut la maîtresse d’un aviateur allemand, Hans Jürgen Soehring, connu par l’intermédiaire d’une fille de Laval, et qu’elle participa en outre à de nombreuses fêtes sans trop se montrer regardante, dont l’une au moins en l’honneur du maréchal Goering. Tout cela est dans la pièce, de même que son amitié avec Céline et sa liaison avec Antoinette d’Harcourt.
La pièce évoque plus généralement la période de la deuxième guerre mondiale, une brève période dans la longue existence d’Arletty (née Léonie Bathiat, 1898-1992) mais qui fut celle de quelques-uns de ses plus grands succès au cinéma (Les Visiteurs du soir et surtout Les Enfants du paradis du duo Prévert-Carné).
Arletty ne mâchait pas ses mots. Quelques réparties sont demeurées célèbres, comme « Si mon cœur est français, mon cul, lui, est international ! », reprise dans la pièce. Kwahulé ne machant pas non plus ses mots, le rôle, le double rôle en fait, ne pouvait être confié qu’à une comédienne capable de s’extérioriser complètement. Autant dire que Julia Leblanc-Lacoste – adroitement mise en scène par Kristian Fréféric – impressionne. Elle fait ressortir un tempérament espiègle tout en rappelant efficacement la fameuse gouaille d’Arletty.
Au début, c’est la comédienne qui s’échauffe, coiffée d’un casque qui envoie une musique rock tonitruante, avant d’entrer et de plus en plus dans le personnage d’Arletty. D’abord vêtue d’un corset, elle lui ajoutera au fil de la pièce une gaine, des bas, une robe et enfin des souliers. A cour un vaste miroir encadré de panneaux lumineux. A jardin une grande malle, véritable boite de Pandore d’où sortiront divers accessoires dont, par exemple, une cuvette et un broc d’eau pour se débarbouiller à l’ancienne. On peut tout aussi bien se plonger dans cette malle comme dans une baignoire. Quant aux galets du titre, ils y sont bien aussi, prêts à en sortir pour le tableau final. On admire l’aisance avec laquelle J. Leblanc-Lacoste jongle avec tout cela, sans jamais perdre l’énorme énergie qu’il faut pour sortir le texte de Kwahulé.