« Ranger » après « Perdre son sac », deuxième partie d’un diptyque sur la vie
Aux antipodes de Perdre son sac, Pascal Rambert écrit, pour Jacques Weber, un monologue qu’il nomme Ranger, comme ranger ses papiers, trier le bon grain de l’ivraie, dresser un bilan avant de clore le chapitre de la vie. Aux antipodes, car une jeune femme est à l’aurore de sa vie d’adulte, un homme déjà blanchi sous le harnais s’achemine vers la mort ; bâche bleue pour elle en guise de décor, espace ouvert donc, pour lui un plateau transformé en un lieu qui, par son dépouillement, ses lignes géométriques, ses couleurs blanches, ses quelques meubles fonctionnels et ses néons aveuglants, m’évoquera davantage un lieu clinique qu’une chambre d’hôtel, lieu fermé au point que le « quatrième mur » se voit figuré par de fines colonnes entre lesquelles regarder jouer, se déplacer souvent le comédien. Qui arpente le plateau, tout comme il remonte le cours de son existence. Qui s’assied face au cadre enfermant le portrait de l’épouse disparue, et qu’il vient de placer sur la table, côté salon.
Alors que le public prend place, on peut, sur l’écran de télévision inclus dans l’une des parois, voir défiler les images d’une ville qu’on identifie vite comme étant Hong Kong. Puis se fait une semi-obscurité. Il entre, soudain il est là, dans le silence, et l’on a conscience que son corps puissant occupera à lui seul, et de toute son épaisseur, tout l’espace. D’abord, il donne la lumière, glissant comme il se doit sa carte dans le réceptacle prévu à cet effet. Costume-cravate sombre sur chemise blanche, il revient d’une cérémonie de remise de prix littéraire : ils étaient un couple d’écrivains et pour cela ont parcouru ensemble le monde. Mais voilà, il est seul et ces choses-là, ces mondanités-là ont cessé de l’intéresser, il n’est pas dupe des beaux discours et se rit des critiques affidés à la ligne politique de leur journal – le prix reçu, colifichet « entre pierre tombale et gel douche », il le mettra à la poubelle –, sans Elle le monde est sans saveur, les choses sans couleur. Le chagrin a effacé les contours, il a voilé les jours, et par la parole seule l’extérieur existera encore. Grain à grain enroulant le chapelet des souvenirs, pas à pas remontant le temps, c’est un chant d’amour que l’Homme à la Femme fait entendre. Chant du cygne puisque, de lignes de coke en rasades de whisky et cachets avalés, il va délibérément vers une fin voulue, choisie, inéluctable et raisonnée. Parce que vivre lui est désormais impossible, vivre est une solitude, vivre est une souffrance : « c’est les yeux ouverts que je reste face à l’enfer qu’est ta perte », avoue-t-il à la disparue. Et si l’amour se parle, il se fait aussi, car la femme est un corps évoqué, convoqué, un sexe sous la robe, que vient caresser la sensualité des mots, lors que « c’est une affaire de corps, l’absence ».
Malgré la lassitude lisible dans des gestes retenus, malgré les années inscrites dans la chair, dans un corps qui lentement se meut et se déleste – vides, dit l’homme, sont les dossiers, administratifs et autres, qu’avec lui il a fait transiter –, en dépit de tout cela les images recréées sont encore celles de la vie. Une vie foisonnante, riche de tant de voyages, avec Elle, l’élue, son double, sa siamoise, dans la dépendance l’un de l’autre. Et pour ce qui se prépare là, dans la chambre, pour ce qui au huis clos mettra fin, c’est aussi le terme de “voyage” qu’il emploiera. Le chemin fut lourd de leurs communes addictions, aux drogues, à l’alcool pour soigner les blessures, oublier les violences et les fractures de l’enfance ; addiction au langage et à l’écriture plus que tout, pour être et demeurer « sur la page », puisque « c’est là que se tient la vie, dans les livres ».
Cependant, “Hier encore, j’avais vingt ans…Où sont-ils à présent à présent mes vingt ans”, quelle chanson plus que celle-ci, de Charles Aznavour, aurait su nous faire entendre les regrets d’un temps qui trop vite a coulé, de la naissance à la mort il n’y eut qu’un souffle, et l’on « entre dans un monde où l’on n’est plus désiré » et l’on meurt « de ne plus être regardé ». Ce texte, qui progresse souvent par répétition et enroule les mots en spirale, qui aurait pu être tragique, Jacques Weber nous le donne avec tendresse, avec humour parfois ; sans esbroufe, il fait résonner les mots de Pascal Rambert, le dramaturge une fois encore fustigeant la marche chaotique d’un monde fracassé, et l’on comprend le choix qu’il fit de Hong Kong, symbolique de cet état de choses – la jeune interprète qui accompagne son personnage ne le supplie-t-elle pas de l’emmener avec lui loin de son pays, où ce n’est pas vivre mais survivre ? Dans Ranger comme dans Perdre son sac, l’auteur revient sur l’importance des mots qui nous structurent, nous font sortir de l’esclavage, de la soumission, de la médiocrité à laquelle la société prétendrait nous condamner.
Deux âges de la vie, une appréhension finalement semblable du monde, l’une plus juvénile, l’autre plus longuement mûrie. Deux monologues, l’un vibrant et fougueux délivré par Lyna Khoudri, l’autre plus raisonné, et parfois plus doux : voici que se greffe en moi l’image attendrissante – un brin pathétique peut-être ? – de l’homme âgé déjà, tenant en ses mains ce vieil ours brun au pelage râpé, qui fut sa vie durant le confident fidèle de sa compagne, et sous la peau duquel elle avait glissé la première déclaration d’amour qu’il lui avait écrite.
Extrait du texte créé le 20 janvier 2023 au TNB à Rennes, dans une mise en scène de l’auteur
« j’ai adoré vivre dans tes phrases dans les phrases que tu prononçais et dans les phrases que tu écrivais ce ne sont pas les hommes qui font le monde mais les femmes qui en parlant en écrivant créent un espace dans lequel les hommes viennent vivre et y être heureux parfois j’ai vécu heureux dans le monde féminin de tes phrases »
Rennes, le 30 janvier 2023
Photos Paul Chéneau
P.S : à voir au Théâtre des Bouffes du Nord, à Paris : Ranger, du 2 au 18 février 2023 – Perdre son sac, du 7 au 18 février 2023