« Cyrano de Bergerac » ou comment donner un nouveau visage à un personnage de théâtre devenu mythique.
Si, par bonheur, en cette presque fin de saison, vos pas aventureux vous menaient au cœur du Massif vosgien, n’hésitez pas… à l’heure où les grands festivals d’été prennent fin, n’hésitez pas à faire, avant ce 2 septembre, un petit détour par le Théâtre du Peuple de Bussang. Niché sous les hauts sapins, altiers ou débonnaires c’est selon, l’insubmersible vaisseau de bois abrite cette année deux textes fort différents mais, chacun à sa façon, essentiels. Et qui, contre toute attente vous transportant d’Edmond Rostand à Yann Andréa et Marguerite Duras, ne vous sembleront à la réflexion pas si éloignés l’un de l’autre, puisque parlant tous deux d’amour fou, de déraisonnable passion, d’irrépressible besoin d’aimer. Histoire éternelle des hommes et des femmes, en somme !
La “grande pièce” se donne, en respect de la tradition, chaque après-midi du jeudi au dimanche, à quinze heures – il fallait que, déversés par le chemin de fer, les spectateurs parisiens puissent être présents dès le début de la représentation. Pour la première fois depuis la création du théâtre par Maurice Pottecher, en l’an 1895, “Cyrano de Bergerac” investit alors les lieux. Le choix de cette pièce, fait par Simon Delétang, avant qu’il n’échangeât la forêt lorraine pour le littoral breton, devenant en place de Rodolphe Dana le nouveau directeur du CDN de Lorient, ce choix donc s’avère on ne peut plus judicieux si l’on en croit l’engouement du public, son empressement à assister à la représentation, ses réactions enthousiastes ou béatement surprises, les uns achevant à voix basse les vers des tirades les plus célèbres, les autres découvrant ou redécouvrant la saveur d’un texte de 1897, justement passé à la postérité. Et c’est Rodolphe Dana qui, ne renouvelant pas son mandat à la tête du Théâtre de Lorient, porte le projet, assumant, outre le rôle-titre, la mise en scène aux côtés de Katja Hunsinger, sa complice de la Yanua Compagnie.
Le comédien endosse avec fougue et bravoure les habits du très – trop ? – célèbre personnage, et si au long de ces presque trois heures de spectacle il n’a pas toujours le panache que l’on croit reconnaître aux grands qui, dans ce rôle, l’ont précédé, il sait rendre à Cyrano une belle humanité, jongleur de mots plus que d’épée, bâtisseur de métaphores plus que d’empires, bretteur du langage avant que d’être Cadet de Gascogne. Il est le Cyrano, batailleur et frondeur, prompt à défendre son honneur certes, mais il est joué davantage, ici, en poète amoureux, et qui pour sa cousine tresse les précieuses images attendues. Il est celui qui, conscient de sa laideur au regard des critères ordinaires, prête au beau Christian de Neuvillette, épris de cette même Roxanne, ses mots, ses lettres, sa voix quand au pied du balcon, dans la nuit venue, il déclame non l’amour du jeune homme, mais en vérité celui qui est sien. Il est celui qui se sacrifie, qui, jamais avant que Roxanne par elle-même le devine, ne trahira un secret lourd à porter. Il est pourtant l’homme fragile, et Rodolphe Dana interprète à merveille, tout en émouvante subtilité, ce moment où, sur les marches menant à la bien-aimée, il ressent sans pourtant y céder la tentation d’avouer tout du stratagème. Oserai-je dire – les critiques se montrant dans leur ensemble dithyrambiques – que cette finesse, cette retenue souvent de bon aloi m’ont semblé affadir certains moments, celui de la tirade des « Non, merci » par exemple… Auprès de Cyrano, Laurie Barthélémy campe une Roxanne forte et décidée, femme libre et certaine de son pouvoir, sans mièvrerie aucune, et si par ses exigences littéraires elle n’est pas sans évoquer les Précieuses de Molière, elle n’en a cependant pas le ridicule. Olivier Dote Doevi est quant à lui un Christian pétri d’amour, de maladresse et d’une certaine timidité, qui conscient de ses faiblesses remet son sort entre les mots de son aîné : il ne perdra sa naïveté qu’avant de mourir, à la guerre, échangeant alors sa candeur contre une lucidité bien tard venue.
Dramaturgie et scénographie exploitent au mieux les lieux, la représentation commençant dans les travées avant d’investir le plateau et les deux loges latérales. L’acte premier, ouvert sur ce qui serait une représentation à l’Hôtel de Bourgogne – un des plus importants théâtres parisiens du XVII° siècle – se tient sur une “scène dans la scène”, encadrée du traditionnel “manteau d’Arlequin” fait de rideaux rouges relevés. Puis, dans la boulangerie-pâtisserie de Ragueneau toute ruisselante du cuivre des ustensiles et alléchante de bonne chère, la troupe de figurants se livre, sous nos yeux éblouis, à une sorte de joyeux ballet bien orchestré. Suivra la figuration d’une place, d’abord estompée de voiles blancs où, sur fond de laiteuse lune ronde suspendue au dos d’un balcon, se tiendra Roxanne. Après l’entracte, décor tout autre puisque, la petite histoire rejoignant la grande, nous voici transportés sur un champ de bataille, au siège d’Arras, lors que la Guerre de Trente Ans fait rage en Europe, sous le règne de Louis XIII. Et les lourdes portes de bois en fond de plateau de s’ouvrir enfin, au grand bonheur du public, livrant passage à une fière Roxanne montée sur son cheval, telle une apparition venue, du vert sous-bois, au secours d’une armée en déroute. C’est enfin dans un lieu dépouillé que se dénouera l’intrigue, lieu figurant le couvent où Roxanne aura trouvé refuge après la mort de Christian, et d’où Cyrano, blessé, s’en ira pour mourir au pied des arbres, sortant pour cela de scène, par les portes enfin grandes ouvertes, en nous donnant le dos.
Un spectacle qui, prenant quelque distance, nous fera sourire au clin d’oeil de chansons du siècle dernier, « Dites-le moi du bout des lèvres » pour Barbara, « Aimer à perdre la raison » pour Jean Ferrat, et une simple phrase afin que nous reconnaissions le “tube” de Jacques Brel, « Ne me quitte pas »… Une représentation qui se voit précédée d’un sketch amusant, par lequel deux des comédiens, en bord de plateau, viennent nous menacer des foudres du ciel au cas où nous n’aurions pas arrêté nos téléphones portables : le ton est donné, pas question de se la jouer “intello”… Ce sera un spectacle sans grandiloquence exagérée, tout en spontanéité, chacune et chacun faisant preuve d’une belle vitalité, d’une énergie à toute épreuve, d’un réel bonheur à dire les mots d’Edmond Rostand, d’une jubilation à être sur scène – que l’on soit amateur ou professionnel. Une jubilation qui, franchissant allégrement le quatrième mur, vient se propager comme une vague au long des bancs de bois. Ces bancs un rien rudes au fessier mais qui fidèlement, d’année en année, nous accueillent, plus que centenaires déjà !
Longue vie à cette forme de théâtre donc, populaire au meilleur sens du terme !