Des femmes bien présentes dans le Festival
Smashed2, par la compagnie londonienne Gandini Juggling
Vivant et coloré, sautillant, léger et enjoué de prime abord, Smashed2, présenté par la troupe de Sean Gandini et Kati Ylä-Hokkala, est un spectacle qu’on ne saurait précisément nommer, qu’on ne saurait ranger dans aucune catégorie définie. Sept femmes, deux hommes, quatre-vingts oranges et sept pastèques pour dérouler une prestation qui allie le jonglage à la danse, le théâtre au cirque, dans une chorégraphie se disant hommage au Tanztheater de Pina Bausch.
Tout semble dans les premiers moments fort sage et bien classique, mouvements d’ensemble parfaitement réglés pour sept jeunes femmes à la robe assez sage, aux cheveux disciplinés, au maintien tout empreint d’élégance. De jolies ballerines, en somme… Et les deux jongleurs, bien qu’en costume de ville leur présence grise semble un peu incongrue au cœur de ce gynécée, les deux jongleurs donc s’intègrent sans peine apparente à la troupe féminine. Pourtant, quelques gestes, en clin d’œil humoristique, pourraient nous alerter, nous guidant subrepticement vers une autre voie, moins innocente, plus âpre. Ainsi des trois oranges groupées malicieusement en triangle au devant de chaque sexe. Ou des cheveux que l’on dénoue, en gestes provocateurs, sur les épaules.
Le spectacle est fait de tableaux liés par une bande son variée, qui saute d’une mélodie classique aux airs d’Ennio Morricone en passant par ceux des films et grandes comédies musicales américaines, sans oublier le hard rock ni le “Soubizoubizou”, rengaine de variétés un peu mièvre emblématique des années 60, et qui pourrait marquer la fin d’une séquence kitsch !
Des tableaux composés, évoquant parfois telle toile de maître, où l’on tient la pause face aux applaudissements qui ne tardent pas à venir, ou d’apparence plus brouillonne, presque sauvage, et dans lesquels un homme ou l’autre tente de se glisser. Des duos aussi, humoristiques, se riant de l’Homme, et qui laissent l’avantage à la Femme.
Mais bientôt monte l’agressivité, à destination du corps de l’autre, comme retenue dans une lenteur des coups, voulue et pourtant expressive. Agressivité qui mène à la séquence finale, ou sur les “objets” de jonglage s’exerce la violence détournée, fruits exutoires écrasés, ouverts, violés, jus des oranges mouillant les visages, pastèques où d’aucune viendra s’abreuver.
Et si les couleurs, dans la nuit de la salle ouverte au ciel, si les matières pulpeuses composent au sol un tableau jaune, rouge et vert à l’étrange beauté, je ne peux m’empêcher d’un pincement au cœur à la pensée de ce « gâchis » : est-ce pour me consoler que le maître-jongleur m’offrira, dans un sourire et dans sa main tendue, une orange lisse et bien ronde ?
Se eu fosse Nina (Si j’étais Nina), texte et mise en scène de Rita Calçada Bastos
Dans sa diversité infinie, le théâtre peut ravir nos sens, mais aussi nous plonger dans la perplexité. Se donner à lire dans l’immédiat, ou nous pousser à mille interrogations. Être ou non un théâtre d’intrigue. Être pris en charge par un acteur ou par une troupe. Se construire sur le réel ou sur la fiction, la réalité ou le rêve. De tout cela, le long monologue Se eu fosse Nina – Si j’étais Nina – dont seules se rendent coupables deux femmes, l’autrice Rita Calçada Bastos et son interprète la fabuleuse actrice Carla Maciel, de toutes ces occurrences ou ambiguïtés donc le monologue s’enrichit.
Autrice, actrice, femme, personnage de Nina emprunté à La Mouette de Tchekov ici se confondent, s’imbriquent sur scène et nous conduisent à une réflexion sur le théâtre, sur ce qu’est le métier d’actrice, sur ce qu’est être femme, sur le « comment exister » dans la vie, dans l’écriture, dans le jeu. Au cœur du projet existe en quelque sorte le désir de produire « um jogo meta-teatral » – un jeu méta-théâtral.
Tchekov, en 1895, présentait en ces mots sa pièce : « Une comédie, trois rôles de femmes, six d’hommes, quatre actes, un paysage (une vue sur un lac) ; beaucoup de conversations sur la littérature, peu d’action, cinq pouds d’amour…». Thomas Ostermeier, qui monta la pièce au théâtre parisien de l’Odéon en 2016, affirmait que le dramaturge, outre tout son amour, y avait « mis aussi tous ses questionnements autour de la possibilité de l’amour ». Des questionnements, nous en garderons, au sortir du spectacle nous replongeant dans la lecture du poète russe, ou dans The Notebook of Trigorin, de Tennessee Williams. Les références à Tchekov, au-delà du choix de certains noms, nous sembleront claires alors : entendre les clapotis du lac cher à la Mouette, sursauter aux coups de feu que tirent des revolvers extérieurs, coutumiers à l’auteur, voir le pansement fait et défait qui couronne le blessé, constater la mise en abîme qui enchâsse le théâtre dans le théâtre, comme on enferme l’une dans l’autre ces poupées russes, les Matriochkas gigognes, ou encore deviner l’expression d’un besoin, exprimé par le personnage de Tchekov dans l’acte 1 : besoin d’une vie plus vraie « non pas telle qu’elle est ni telle qu’elle doit être, mais telle qu’elle se représente en rêve.»
Mais nous ne devrons qu’au talent de l’actrice d’avoir compris, ou cru deviner, lequel des personnages prend la parole, puisque Carla Maciel incarne en un seul-en-scène pas moins de sept personnages, l’un d’eux dénommé “Culpa”, à traduire par “la faute, ou la culpabilité… ou la conscience ” ? Être soi, mais aussi être autre chose que soi, et l’on pourrait avec Rimbaud, cherchant à définir une identité de poète, dire que « Je est un autre ». Rimbaud ajoutant, dans sa lettre à Georges Izambard : « Je veux être poète, et je travaille à me rendre Voyant : vous ne comprendrez pas du tout, et je ne saurais presque vous expliquer ».
La scénographie ouvre sur l’idée d’emprisonnement ou de liberté à trouver, le plateau étant ceint d’un treillis de barreaux métalliques qui figure une cage. En fond de scène, une porte qui jamais ne s’ouvrira… Nous entrons en salle, et l’actrice se tient déjà là face à nous, silencieuse. Sur sa robe, étoffée et blanche, se projette l’image d’un lieu clos où se débat l’oiseau prisonnier en quête d’échappatoire. Les lumières, tantôt assombries en semi-obscurité, tantôt auréolant de clarté la silhouette gracile de l’actrice un moment dénudée, contribuent à l’esthétisme de l’ensemble. Et nimbent la femme chue, lentement tombée au sol sous la dernière balle invisible, qui adresse au public une ultime réplique en forme de requête : « Quand je serai une grande actrice, venez me voir. Promis ? »
M’est revenue, peut-être incongrue mais insistante, l’image d’Isabelle Huppert seule sur la scène du Centre Culturel de Belém, assumant le personnage féminin de Mary said what she said : si l’époque, l’histoire, la tenue du corps en scène, l’une extrêmement mobile, l’autre statique et se déplaçant selon une géométrie figée, si le projet et les objectifs ne sont évidemment pas les mêmes, la performance de l’actrice portugaise Carla Maciel, fragile et forte tout à la fois, douce et violente, sereine ou agressive, m’a semblé proche de celle de l’actrice française chère à Robert Wilson. Grand mystère, et secrète magie du théâtre !
J.B. Almada, le 8 juillet 2022
Photos Paul Chéneau