Quand Ostermeier s’approprie le mythe d’Œdipe
Pour avoir vu, en 2016, au Théâtre parisien de l’Odéon, la version de La Mouette, proposée par Thomas Ostermeier, membre de la direction artistique et metteur en scène à la Schaubühne de Berlin, je partage cette idée que, tout en respectant l’esprit des textes, contemporains ou classiques, le metteur en scène sait leur insuffler une modernité bien à lui, se les approprier et les marquer de son sceau. Mais si dans La Mouette, il donnait le texte original, le faisant précéder d’un prologue où les comédiens, rappelant l’attention que Tchekhov portait au monde, évoquaient la Syrie, ou se livraient à la critique des modes et outrances d’un certain théâtre contemporain, pour ödipus – sans majuscule – il ne prétend pas travailler les œuvres ni de Sophocle ni d’Euripide. Il demande à Maja Zade, dramaturge à la Schaubühne, de lui écrire un texte qui placera le mythe au cœur de notre siècle, en le connectant aux problèmes qui sont les nôtres.
Nous voici donc en Grèce, pour des vacances sur cette terre éminemment mythologique, évoquée par une projection d’images qui peignent davantage une terre brûlée qu’un lieu paradisiaque : pressentiment d’un drame et mise en éveil du spectateur ? Nous voici donc en compagnie d’une famille d’industriels où, très vite, les masques tomberont. Christina, qui se trouve être l’héritière à la tête de l’entreprise, se heurte aux critiques de son frère Robert : elle porte l’enfant de son jeune amant Michael, venu réaliser un audit sur l’accident au cours duquel est décédé l’époux Wolfgang ; Christina pense juste et nécessaire l’enquête sur la pollution, pollution chimique engendrée au sein du lac qui vit brûler sur sa rive le camion de l’entreprise. Robert, lui, ne songe qu’à préserver, fût-ce au prix du mensonge, la réputation de l’entreprise, l’honneur de son clan, alors que déjà meurent des enfants contaminés… Tandis que Michael se voudrait ici l’ange exterminateur, la figure de la justice, et de la pureté, celui qui viendrait proclamer au monde la vérité tue. Mais « tous les grands textes de théâtre », remarque Ostermeier, « contiennent pour ainsi dire plusieurs pièces ». Il en va ainsi de cet ödipus, sorte de mille-feuilles enrichi de propositions diverses.
Est posé, dans la sphère publique, le problème de la préservation de l’environnement – la pollution d’aujourd’hui est la peste qui ravage la Thèbes du récit antique –, celui des malversations et mensonges imputables aux capitaines d’industrie, celui des réparations différées, des scandales niés. Amorcée aussi une réflexion sur le pouvoir et la politique, ainsi que le dit Maja Zade elle-même : « … la façon dont ces personnages discutent de la gestion de l’entreprise est aussi la façon dont fonctionne la discussion politique. À quel point êtes-vous honnête ? Comment faites-vous tourner les choses ? Comment dirige-t-on un pays ? »
Sont posés, dans la sphère privée, les conflits de générations, les rapports entre les sexes et le viol de la femme par l’homme, les naissances non désirées, les bébés abandonnés et le phénomène de l’adoption… Tous drames en somme qu’entraînent nos décisions quand elles se heurtent aux aléas de l’existence, et aux hasards insoupçonnables. Car ici point de dieux à accuser de tous nos maux, mais une sorte de fatalité liée à notre humaine et pauvre condition, mais une acceptation obligée de nos responsabilités, peu à peu révélées et endossées quand avance le temps de l’intrigue.
La scénographie, relativement sobre – une structure légère de tubes lumineux délimite une pièce à vivre où se tiendra cette sorte de huis clos, l’ouverture vers l’extérieur étant offerte par de passagères projections vidéo – le jeu naturel, réaliste, parfois expressionniste des comédiens, soutenu aux moments d’intenses émotions par la caméra qui vient en gros plans filmer les visages, contribuent à ancrer l’intrigue dans une réalité ordinaire et quotidienne. D’ailleurs, sur le comptoir de l’espace cuisine on fabrique en direct de vrais jus de fruits à l’aide d’une vraie machine, ou l’on sert et mange à table un vrai repas…
Mais me direz-vous, où donc est ce mythe que vous m’aviez promis ? De l’ancienne histoire, retenons ce que nous devinerons assez tôt, Michael l’enfant autrefois abandonné, aujourd’hui est entré au lit de sa mère — et Christina porte son enfant / sa sœur. Michael se révèle être celui qui, dans un jeu imbécile de prise de pouvoir sur la route, a provoqué l’accident et le décès de Wolfgang, brûlé dans son véhicule… Michael, qui d’abord voudra exercer sa vengeance sur Christina, mais finira par se donner la mort : c’est du moins ce que devine le spectateur puisqu’aucun des protagonistes n’aura le courage d’oser le mot de suicide, mais qu’une image sur l’écran dira la venue des ambulances… Déplacement du mythe, assez bien dans l’air du temps, Œdipe meurt et Jocaste bien en vie demande qu’on lui serve à boire. Et si là il n’est point d’Antigone pour soutenir Œdipe par soi-même aveuglé, une Theresa fort dévouée dira jusqu’à la fin sa fidélité à l’amie de cœur et d’action, Christina !
Tragique à l’antique, ou intrigue assez proche de ce qu’est de nos jours une certaine télé-réalité ? Le public à Almada, voyant sans doute, dans ces outrances, le ridicule attaché à notre terrestre condition, a souvent réagi à cette proposition par le rire. Saine réaction, ou malaise face à ce qui pourrait n’être qu’un drame tel qu’on peut en lire dans nos journaux ? Quoi qu’il en soit, merci au festival de nous donner, au-delà des solos et performances, ces spectacles de forme plus traditionnelle, où prime l’interaction entre les comédiens sur scène !
Almada, le 15 juillet 2022
Photos Paul Chéneau