Mon père, ce héros au sourire si doux (Victor Hugo, in Après la bataille)
« Conte-moi ô Muse l’homme aux mille tours qui erra longtemps sans répit […] Il endura mille souffrances sur la mer en luttant pour sa survie…» Ainsi l’aède grec, censé être Homère, ouvre-t-il son Odyssée par l’invocation à Calliope, la muse de la poésie. En écho, Abdelwaheb Sefsaf, le comédien chanteur musicien metteur en scène, responsable aussi du texte, ouvre de cette façon le spectacle : « Si tu hantes encore ce théâtre, Muse, conte-moi l’histoire de cet homme ordinaire au destin de héros ». Cet homme, ce héros à l’ombre duquel grandir, cet “Atlas soutenant le monde”, n’est autre que son père Arezki. Mais cet Ulysse, hélas ! sera sans Ithaque, qui construira en Kabylie la « maison de l’impossible retour ». Sa Pénélope, à lui dès l’enfance promise, il ira la chercher en 1960 – et ces moments où l’épouse apparaît ne seront vus que par le truchement de petits films projetés – puis repartira pour la France, après l’Indépendance, « le travail manquant en Algérie ».
Liant le destin individuel à l’Histoire de deux pays que la guerre déchira, le conteur évoque le combat contre le Cyclope, qui n’est ici autre que le « colonialisme aveugle et brutal » contre lequel Arezki lutta, soutenant de ses dons financiers le FLN. D’Ulysse est retenue d’emblée la descente aux Enfers, qui fut double, Arezki ayant d’abord échappé au typhus qui décima son village natal de Kabylie, puis en France ayant survécu à un éboulement dans la mine où il descendait. Par analogie à celui du héros grec nous sera conté l’exil, qui sous-entend la traversée de la mer, mais aussi les errances du Sud de la France jusqu’à Forbach, en Moselle, puis l’installation de la famille à Saint-Étienne, ce havre où se poser enfin – sinon se reposer !
Abdelwaheb endosse les deux rôles, celui de son père Arezki et le sien propre, signalant le passage d’une vie à l’autre par un rapide changement d’une pièce de vêtement, ainsi que par la modification de la voix et de la prononciation, consonne « r » à la française pour le fils, « r roulé » à l’algérienne pour le père, par exemple. Les épisodes s’enchaînent en alternant les deux époques, pour Arezki les années cinquante où les émigrés du Maghreb vinrent en France après la guerre, aider à la reconstruction du pays, pour Abdelwaheb les années soixante-dix quatre-vingt, où l’on voit la deuxième génération se chercher, se construire une identité, s’inventer un futur, entre ici et là-bas, entre hier et demain, dans un aujourd’hui pas si facile.
Soutenu et amplifié par la musique et les chants, qui unissant l’oued et le hang au violon, à la guitare ou à l’accordéon, relient les deux côtés de la Méditerranée – voire par certaines sonorités l’Orient et l’Occident –, le récit dépasse la simple visée familiale et intimiste. Quant à la scénographie, bâtie entre réalité et féérie, elle repose entière sur un élément de décor central parfaitement étudié, devenant tour à tour mur, écran de projection, se refermant en figure géométrique d’immeuble, se rouvrant en triptyque bariolé, surchargé d’objets divers, pour figurer la petite épicerie de quartier, dans cette rue Paul Langevin où Abdelwaheb vécut son adolescence, y déroulant ses facéties, plus ou moins innocentes, au sein de sa bande de copains. Un quartier qui, s’il fut d’abord vécu comme un “Éden” après les errances, un lieu de fraternité, devint plus tard “un ghetto”, lors que la modernisation émergente couvrait la France de supermarchés alléchants et triomphants, temples de la consommation effrénée…
Mais sous l’apparente légèreté du récit, fait de tendresse et d’humour et qui nous emporte dans son tourbillon énergique, se cache un propos plus grave, qui atteindra son acmé au moment où Abdelwaheb doit faire un choix : son service militaire, obligatoire à l’époque, voudrait-il l’effectuer en France ou en Algérie ? Choisir la France, c’est trahir le père, choisir l’Algérie, c’est se trahir soi-même. Ce sera donc l’Algérie !
Inexorablement, le temps passe, sans que jamais ne se démente la vaillance d’Arezki, son dévouement aux siens, et sa volonté de se cultiver. Et quand vient le moment d’évoquer la mort, Abdelwaheb rend à son père un bel hommage, émouvant par sa sincérité, et sa pudeur. Réconciliant deux âmes écartelées, un texte a aussi défilé au devant de la scène, au même temps qu’il était prononcé en kabyle et en français.
Si j’ai adhéré de tout cœur au spectacle, et bien que je connaisse l’existence d’un premier volet consacré à la mère d’Abdelwaheb, j’ai eu quelque regret de ne voir présente la Femme que sous forme d’image, et considérée seulement dans le rôle de Mère génitrice – ne retenant pourtant pas mon rire au portrait comique qui est fait des femmes de Kabylie, quand, aux vacances “obligées” en terre paternelle, l’Algérie des fêtes semble être un “éternel mariage”.
J.B Almada, le 17 juillet 2023