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“Vers l’Est ou Dans l’ornière du temps” de Denis Emorine

Une identité trouble, vacillante

Poète, romancier, nouvelliste, dramaturge français contemporain, essayiste, traduit en plusieurs langues, Denis Emorine ne cesse d’interroger son identité éclatée dans toute son oeuvre. Une identité brisée entre l’Est où il retrouve ses racines slaves du côté de son père, et l’Ouest, qui l’enracine dans l’amour de sa mère, recherchée à travers les femmes rencontrées dans sa vie. Il la ressent comme une blessure que rien ne pourrait cicatriser, ni même l’amour d’une femme choisie pour la vie. Son recueil bilingue Vers l’Est ou Dans l’ornière du temps/ Verso l’Est o nel solco del tempo, traduit en italien par Giuliano Ladolfi, en témoigne : « Où que j’aille/ j’emporte avec moi/ une identité trouble/ vacillante/ chaque moment de bonheur est traversé par la mort ».

La mémoire tourmentée par les souvenirs d’un passé tragique l’accable et entrave son bonheur. Il le porte dans son sang comme un mal  qui nourrit la douleur et l’obsession de la mort. Le regard tourné vers l’Est, d’où viennent les barbelés, les camps de la mort, le poète ne saurait s’en libérer, car il a marqué à jamais la vie de ses parents et la sienne.

La mort et l’amour sont inséparables dans ses poèmes. Il les a connus depuis l’enfance. L’amour le plus profond est troublé par le frisson de la mort. Un cri de rage contre celle qui lui a enlevé les êtres les plus chers, et un autre de secours lancé à la femme aimée, voilà le fil rouge du recueil.

À l’Est c’est la mort qui lui fait peur, le tracasse, l’épuise. Il y voit le flot rouge du sang des victimes, l’amour déchiré par la guerre, les yeux bleus de sa mère et ses bras protecteurs, comme une hallucination.  Sa voix se fait celle de la douleur que l’on ne peut pas partager.

Il y a deux femmes dans la vie du poète : la mère et l’aimée. La première, il ne réussit pas à l’effacer de sa mémoire, ni la mort, ni la douleur de sa perte ; l’autre, c’est son seul appui, le refuge contre l’obsession de la mort qui empoisonne son bonheur. Mais c’est en vain qu’il s’agrippe à l’amour, rien ne peut le détourner de ses démons intérieurs.

Le passé, c’est l’enfer de la mort, le présent la blessure sans cesse ouverte par le souvenir d’une histoire tragique qui fait saigner le coeur de l’adulte. L’image de sa mère, jeune femme brune aux yeux bleus, le hante. Il se revoit petit garçon, égaré, « enfant tragique », à la recherche de l’amour de celle qu’il a perdue : « Il y aura des cendres dans ma tête/ mais toi/ oui/ Toi/ tu resplendiras toujours ». Son souvenir l’empêche de jouir d’un amour partagé pour l’éternité : « Depuis si longtemps/ les barbelés nous séparent/ il y aura toujours un fusil braqué sur toi ».

Sans le vouloir, il chemine vers l’Est par sa quête identitaire. Il retrouve ses racines slaves, il s’attache aux poètes russes, les rejoint dans la douleur. En même temps il implore son amour, cherche l’oubli, conscient cependant que celui-ci ne peut rien contre la mort : « Tu cherches l’oubli/ qui ne viendra plus jamais. »

Harcelé entre un passé douloureux et un présent plus heureux, embrouillé dans ces souvenirs, le poète ne trouve nulle part une consolation. Il porte en lui la mort comme une malédiction qui vient de l’Est.

Ce livre bilingue, fruit du travail de deux auteurs dont les sensibilités résonnent, nous fait découvrir une poésie grave, déchirante, d’une rare harmonie intérieure, et la musique des deux langues, français et italien.

 

Denis Emorine, Vers l’Est ou Dans l’ornière du temps/ Verso l’Est o nel solco del tempo, Giuliano Ladolfi editore, 2021. Traduction en italien par Giuliano Ladolfi, Préface d’Isabelle Poncet-Rimaud, 128 p., 12 euros.