Poète, nouvelliste, romancier, auteur de livres d’art aussi, ayant une oeuvre considérable, recompensée de nombreux prix et distinctions dont le Prix de poésie de l’Académie Française et Chevalier dans l’ordre des Arts et des Lettres, Claude Luezior est avant tout un humaniste qui dénonce les iniquités sociales, les misères de la vie, l’indifférence face aux malheurs des autres.
Il use de tous les genres pour parler avec compassion des maux et des malheureux de la société, y compris la lettre comme dans Une dernière brassée de lettres (Paris, Éditions tituli, 2016). Il en imagine trente-deux pour surprendre des milieux sociaux très différents, d’un oeil perçant et ironique, habitué à observer et à diagnostiquer. Il met son livre sous le chapeau d’une assertion de Confucius : « Lorsque les mots perdent leur sens, les hommes perdent leur liberté. »
Claude Luezior se sert des mots pour éveiller les consciences, faire connaître la vérité cachée derrière les apparences, il devient la voix de ceux que l’on n’entend pas. Il sait donner sens à ses mots pour peindre le mal social, les misères de l’existence qu’il voit partout. Il n’a que les mots pour affronter la mort : « Se révolter. Être rebelle, passeur, pionnier. Apprivoiser l’héritage du désespoir. Bruire : faire entendre un murmure confus. Je murmure, je crie, je scie ma partition telle une cigale amoureuse. Je cisèle mes stridences, taille ma plume, affûte l’encre des heures qui butinent ma chair. »
Il lève un pan de voile du réel tel un coup de vent pour y jeter un coup d’œil compatissant, ironique, déçu, révolté. Il tisse ses phrases légèrement comme dans un jeu de mots pour piquer, persifler, faire sortir la vérité à la surface. Rien que pour nous rendre conscients des affres de la vie, de l’indifférence envers les malheureux dans un dialogue imaginaire avec soi-même et un autre à l’écoute de sa révolte.
L’auteur s’imagine parler aux interlocuteurs différents, hommes ou objets, liés par la dépendance, selon le milieu qu’il ironise avec subtilité : docteur, infirmier, homme de loi, architecte, styliste, politicien, ordinateur, télévision, masque, livre, Histoire, poésie, regard, cimetière, porte, fantôme.
Certaines lettres sont poétiques : Lettre à l’Absence, Lettre à Regards, Lettre à Orage. D’autres laissent les souvenirs tendres de l’adolescence se déposer sur les pages, alors que l’écriture tourne à la confession : Lettre à ma Cousine, Lettre Maison de famille.
Dans sa première lettre, l’écrivain pénètre dans le domaine médical pour dévoiler avec compassion et ironie le vrai visage de ce monde. Son destinataire est le tu générique, l’interlocuteur qui permet au locuteur de communiquer ses réflexions amères sur les prisonniers des maisons de retraite et nous faire comprendre la vieillesse, ses risques, la solitude, la dépendance, le verdict médical qui prive de liberté, à cause de l’impuissance physique ou de la maladie, malgré la lucidité de la sénescence : « Tu l’as mise en chaise, alors qu’elle pouvait encore marcher. D’allure secourable, le verdict fut la prison à perpétuité. Il fallait surtout relever le score de dépendance, question subsides et comptes de fin d’année ».
La lettre suivante s’attaque à l’internet, le « Roi » de la postmodernité qui réclame soumission totale à ses esclaves, image d’une société alliée, totalement contrôlée par un cerveau artificiel où tout naturel est anéanti : « Je suis devenu ton esclave consentant, car ne pas te vénérer est abjuration de la modernité. Ne pas payer sa dîme au roi Internet est une manière de fraude intellectuelle. Pire ! C’est trahir le credo de notre société post-moderne, c’est nier le progrès qui sauve ».
L’auteur s’interroge sur la souffrance aux multiples visages, celle de la mère d’un enfant handicapé aussi. Il est touché par son amour maternel, sa dévotion, son courage et son espoir. Face à la loi impitoyable, il la voudrait plus humaine. Il stigmatise la culture qu’il voudrait plus présente sur les chaînes de télévision, occupées par des émissions mineures, acculturelles.
L’Histoire, sa gloire morbide, le fanatisme du pouvoir ne cesseront-ils de fasciner sans tirer aucune leçon de ses horreurs ? « Tout empire rime avec délire ; derrière la gloire il faut voir les guerres et ses carnages », nous rappelle Claude Luezior.
Face à la barbarie, aux théories avec leur orgueil de tout déchiffrer, y compris l’insondable du Soi, l’univers onirique pris en charge par la psychanalyse, le Rêve poétique ne serait-il pas aussi illusoire que la gloire des « masques du pouvoir » ?
Et cependant c’est par le langage poétique que l’on résiste au quotidien ; on s’en échappe par sa catharsis pour accéder au spirituel : « L’art en Poésie se situe surtout dans la rencontre amoureuse des mots, dans l’éclosion d’images, dans ce ventre gravide entre conscient et subconscient, dans cet espace à la limite des rêves où la plume instinctive déchiffre la source des dieux. Éclosion à la faille des phrases, au-delà des discours véhiculaires du quotidien. »Véritable ars poetica que l’on retrouve dans la Lettre à Casimir : « La littérature est art de la langue. Écrire, c’est être à la faille des mots, là où se crée l’étincelle, l’image nouvelle. C’est être à l’écoute de leurs synapses. C’est malaxer le verbe, c’est rechercher, à l’interface de son conscient et de son inconscient, la part de Dieu (Gide), cette chose a priori indicible mais qui s’écoule par magie dans le fût d’une plume. […] Le poète est une manière de prêtre au langage sacré».
Une très belle lettre s’adresse aussi aux poètes, invités à quitter leur tour d’ivoire pour s’engager dans le social, faire de leurs plumes des armes pour témoigner, dénoncer, se révolter, combattre : « La poésie n’est pas langue morte. Elle ne cesse de vivre au pays de Canaan. Mais pour cela, Poète, quitte ta tour d’ivoire : ensemble, il faut marcher ! ».
Claude Luezior s’interroge sur tant d’aspects de la vie, y compris sa vie d’écrivain, son lien affectif avec sa création, la solitude des livres qui s’empilent sans avoir bien des fois à qui parler, « éloquences dans les remous d’une marée livresque, d’un océan médiatique. »
Le masque ne pourrait manquer à son discours, car tout le monde en porte : « greffe omniprésente à nos gestes quotidiens : jeux de dominance et de soumission. » L’auteur s’insurge aussi contre l’administration avec sa paperasse qui ignore l’homme réel, devenu page de statistique.
J’aime bien les lettres de Claude Luezior, ses réflexions qui dénoncent, ses piqures linguistiques où respirent la lucidité de l’humaniste et le souffle poétique, sa sensibilité, les références intertextuelles de l’écrivain raffiné par la culture.
Claude Luezior, Une dernière brassée de lettres, Paris, Ed. Tituli, 2020.