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Une “Anthologie de Pierre Leroux, inventeur du socialisme”, par Bruno Viard

Bruno Viard, Anthologie de Pierre Leroux, inventeur du socialisme. Latresne : Éditions Le Bord de l’eau, 2007, 471 p.

L’auteur de la Ploutocratie ou le gouvernement des riches (1848), pamphlet plus fameux pour son titre que pour son contenu, demeure encore méconnu, en dépit des efforts déployés par l’Association des amis de Pierre Leroux (1797-1871) et son infatigable animateur, le professeur Jacques Viard (1). « Le génial Leroux », selon Marx qui était pourtant avare de compliments envers les autres socialistes, l’ami de Georges Sand et le modèle du philosophe Ursus dans L’Homme qui rit de Victor Hugo, fut pourtant un écrivain prolixe. Personnage aussi généreux qu’entreprenant, il fonda et dirigea ou co-dirigea un journal – Le Globe -, des revues – la Revue Encyclopédique, la Revue indépendante, la Revue Sociale, L’Éclaireur, L’Espérance – et l’Encyclopédie nouvelle qui se voulait l’équivalent au XIXe siècle de celle de Diderot et d’Alembert. Un temps saint-simonien, il fut l’animateur à Boussac dans la Creuse d’une « Communauté typographique et agricole ». Élu de la Creuse à la Constituante en 1848, à la Législative en 1849, il fut contraint à l’exil après le coup d’État du 2 décembre. Perpétuellement désargenté, il eut souvent recours à la générosité de ses amis, mais l’on peut gager que cet apôtre de la fraternité n’y vit là rien d’anormal. (Honte à Victor Hugo qui non content d’avoir laissé Leroux dans la misère alors qu’ils se trouvaient tous deux en exil à Jersey, se permit de le traiter de « filousophe » sous prétexte qu’il avait accepté un secours du banquier Isaac Pereire.) Tout cela désigne en Leroux un personnage hors du commun, un de ces géants de la pensée dont le XIXe siècle fut si fécond, avec des intuitions fulgurantes que ne parviennent pas à déparer des lubies plutôt attendrissantes. Parmi ses innocentes fantaisies figurait la manie de tout analyser en termes de « triade », ce qui lui valut d’être déclaré « métaphysicien de la Trimourti » par Proudhon.

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Pierre Leroux (1797-1871)

Il convient donc de saluer la publication de l’Anthologie réalisée par Bruno Viard, professeur de littérature française à l’université d’Aix-en-Provence (et, incidemment, fils de Jacques Viard). Une première version de l’Anthologie, publiée en 1997 (2), était restée relativement inaperçue, en dehors du cercle étroit des « pierrelerouxistes ». Il est à souhaiter que celle-ci connaisse un sort meilleur, à la fois parce qu’elle est assortie d’une introduction, très étoffée, qui fait véritablement le point sur l’apport de Pierre Leroux, et aussi parce qu’elle vient peut-être encore mieux à son heure, à un moment où la crise de la pensée socialiste est plus que jamais patente, en France. Ce n’est certainement pas un hasard si cette nouvelle édition (3) paraît chez un éditeur indépendant et dans une nouvelle collection, « Bibliothèque républicaine », dirigée par Vincent Peillon, l’une des étoiles monte au sein du parti socialiste français. Léon Bourgeois, Ferdinand Buisson, Albert Fouillée, Jean Jaurès et Benoît Malon sont déjà entrés dans cette collection.

L’introduction très détaillée (60 pages) de Bruno Viard ne présente pas un Pierre Leroux d’une seule pièce, propagandiste d’une doctrine socialiste qui serait déjà constituée dans la première moitié du XIXe siècle. Elle nous montre au contraire la construction progressive d’une pensée à partir de plusieurs influences : le libéralisme carbonariste, l’éclectisme cousinien, l’industrialisme de Saint-Simon tel que ce dernier l’avait infléchi, à la fin de sa vie, en un Nouveau christianisme, « l’organiscisme », ou si l’on veut l’autoritarisme des saint-simoniens emmenés par Bazard et Enfantin. Tel est en effet le paysage intellectuel à l’intérieur duquel Leroux élabore son propre système.

En quoi ce dernier nous concerne-t-il aujourd’hui ? Bruno Viard insiste à juste titre sur l’actualité d’une pensée du « socialisme libéral ». Celle-ci n’est nulle part mieux exposée que dans un article de 1834, « De l’individualisme et du socialisme », article auquel on fait remonter généralement « l’invention » du mot socialisme, ainsi attribuée à Leroux (même s’il y eut des précurseurs, comme pour la plupart des inventions). Dans cet article, Leroux rejette simultanément l’individualisme et le socialisme absolus, le premier signifiant l’atomisation du corps social et le second la négation de toute liberté, le totalitarisme. Si plus tard Leroux pourra s’affirmer « socialiste », c’est parce qu’il aura pris le mot dans un sens différent : « Nous sommes socialiste, écrira-t-il en 1845, si l’on veut entendre par socialisme la doctrine qui ne sacrifiera aucun des termes de la formule liberté, fraternité, égalité, unité » !

Son attachement à la devise républicaine témoigne suffisamment de la distance qui existe entre Leroux et l’idéologie communiste, qu’il s’agisse de celle des babouvistes, des saint-simoniens qui suivirent le « pape » Enfantin ou des marxistes. La clairvoyance de Leroux, sur ce point, ne saurait être trop soulignée, de même que les efforts accomplis pour préciser les contours d’une société où l’aspiration à la liberté et le besoin de solidarité se combineraient harmonieusement. En même temps, les références bibliques (Jésus n’est-il pas déclaré « le premier des économistes »), les passages récurrents dans lesquels Leroux présente la religion de l’humanité comme l’alpha et l’oméga du problème social, tout cela a certainement contribué à rejeter Leroux dans l’oubli.

Pour précieuse qu’elle soit, la présentation de B. Viard passe très vite sur les rapports entre Leroux et Proudhon. Or ceux-ci ne peuvent pas être négligés. Presque contemporains (Proudhon est né en 1809), ils ont eu des destins très semblables : fils de leurs œuvres, toujours dans une situation financière précaire, typographes, publicistes, polygraphes, militants des associations ouvrières, ils ont tous les deux traversé les mêmes événements, été députés en 1848, exilés sous Napoléon III et ils ont exercé tous les deux une influence incontestable sur le mouvement ouvrier français. La comparaison entre leurs doctrines apparaît donc indispensable pour évaluer leurs apports respectifs (4).

Si la préface de B. Viard mériterait donc d’être complétée sur ce point, elle a l’immense mérite de resituer Leroux dans son environnement intellectuel. On sait par exemple que Leroux fut l’ami de Georges Sand et, de façon plus ambiguë (cf. supra), celui de Victor Hugo qui fut son compagnon d’exil à Jersey. Non seulement l’ami, mais encore l’inspirateur de ces deux figures éminentes de la littérature du XIXe siècle et B. Viard le démontre avec talent.

Un mot pour finir du choix des textes. Le choix présenté ici est bien plus important que dans le volume des Œuvres de Pierre Leroux publié chez Slatkine en 1978. En contrepartie nous n’avons que des extraits, mais ils sont significatifs et même assez complets pour les textes les plus essentiels, comme « De l’individualisme au socialisme » ou l’article « Égalité » paru dans l’Encyclopédie nouvelle en 1838 (5). Tandis que le volume des Œuvres se concentrait, suivant le plan de Leroux lui-même, sur les écrits portant sur la théorie du socialisme (ce que l’on pouvait entendre par là dans la première moitié du XIXe siècle), l’Anthologie donne à lire en plus par exemple des souvenirs de jeunesse (avec une critique en règle de la Charbonnerie, de son organisation, sinon de ses objectifs, et un portrait inattendu de Lafayette), une comparaison de Voltaire et de Rousseau, des considérations sur la poésie, sur les grands auteurs « dramatiques » (Corneille, Racine, Shakespeare)… On y trouvera également des extraits du Carrosse de M. Aguado, curieuse tentative d’expliquer l’économie politique aux prolétaires sous forme de récit dialogué (6), ainsi que de La Grève de Samarez, gros ouvrage dans lequel Leroux a rassemblé toutes sortes de réflexions qui lui sont venues pendant la période de l’exil à Jersey.

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(1) Dont on lira toujours avec profit Pierre Leroux et les socialistes européens, (le Paradou, Actes Sud, 1982) écrit dans une prose prophétique et passionnée.

(2) Pierre Leroux (1797-1871). À la source perdue du socialisme français. Anthologie établie et présentée par Bruno Viard. Préface de Maurice Aguhlon, Paris, Desclée de Brouwer, 1997.

(3) Anthologie de Pierre Leroux, inventeur du socialisme établie et présentée par Bruno Viard, Latresne, Le Bord de l’eau, 2007, 471 p.

(4) Nous avons esquissé cette comparaison dans notre article « Trois économistes socialistes – Leroux, Proudhon, Walras » in J. Birnberg (éd.), Les Socialismes français – 1796-1866 – Formes du discours socialiste. Paris, SEDES, 1995.

(5) Ces deux articles ont été republiés in extenso par Bruno Viard sous le titre De l’Égalité (Genève, Slatkine, coll. Fleuron », 1996).

(6) Nous renvoyons, à propos de ce texte, à notre article « Le Carrosse de M. Aguado de Pierre Leroux : un essai d’application de la maïeutique au discours socialiste » in François Vatin et Nicole Edelman (dir.), Économie et Littérature – France et Grande-Bretagne – 1815-1848, Paris, Le Manuscrit, 2007.