Tu diras ces douleurs
Auteur: Achille Carlos Zango
Pays d’origine: Cameroun
Éditeur: Harmattan
Année: 2012
Note de lecture par Rodrigue Marcel Ateufack Dongmo
Tu diras ces douleurs est l’histoire très singulière d’un écrivain à qui la magie de la plume confère un statut de médecin dans un pays où les populations sont traumatisées par la laideur de leur quotidien. En fait, lorsque le traumatisme devient endémique dans nos pays africains en proie à de nombreuses crises socioculturelles, politiques et économiques, on ne peut s’attendre qu’à des catastrophes, vu que la psychothérapie est ici encore embryonnaire. Fort heureusement pour les populations du Mouranec, il n’en sera rien. Car au plus fort de l’expansion de cette maladie survient un médecin pas comme les autres : l’écrivain des douleurs.
« Je n’avais jamais imaginé ce que mon art pouvait apporter à mon pays la république démocratique du Mouranec, confesse-il. (…) Un jour d’ailleurs, un peu médusé justement par tout cet espoir que mes patients avaient placé en moi, j’ai demandé à l’un d’eux : « Pourquoi moi et pas un autre ? » Et voici ce qu’il m’a répondu : « Qui dira ces douleurs si ce n’est toi ?» (P10-11).
En soumettant ses patients à la « talking cure » (cure par la parole), l’écrivain des douleurs parvient à les soulager ; à les soustraire de la décente aux enfers où ils étaient pourtant résolument engagés sous le poids écrasant de leurs consciences meurtries par la grisaille de leur existence. En mettant au jour le drame de ces individus, l’écrivain des douleurs fait d’une pierre deux coups : il soigne les plaies de ses personnages en même temps qu’il prépare les autres, les narrataires, par le phénomène de catharsis, à faire face à leurs propres drames : la parole libère, paraît-il, mais la conscience de ne pas être le seul dans sa triste condition soulage tout autant. Au-delà de toute autre considération donc, ce recueil de huit nouvelles est avant tout le témoignage des vertus de l’écriture et de la parole en général, la matérialisation de sa dimension thérapeutique pour les âmes en souffrance et préventive pour les âmes saines. C’est également la mise en scène du paradoxe de l’artiste. En effet, c’est dans l’intempérie, dans un contexte de misère ou de souffrance de toute sorte que l’artiste trouve la matière de sa création. « Donnes-moi ta boue et j’en ferais de l’or », disait à ce propos Charles Baudelaire ». Le fait est que, ce qui peut passer pour le commun des mortels comme un désastre, comme les vicissitudes de la vie se hissant en permanence entre lui et son bonheur, constitue par ailleurs la caverne d’Ali Baba pour l’artiste, l’écrivain en l’occurrence : né dans un univers paranormal du fait de ses contradictions, de ses crises de toute sorte et des blessures qu’elles portent continuellement dans les âmes de ceux qui l’habitent, l’écrivain des douleurs ne doit par ailleurs sa profession d’écrivain public et le prestige qui en découle qu’à ce malheureux contexte. Ainsi l’avoue-t-il :
« Aujourd’hui, je réalise bien des choses. Par exemple, que le lieu dans lequel je suis né me prédestinait à l’écriture. (…) J’imagine mal un homme né sur ces terres hideuses du Mouranec, un Africain même en général, ne se sentant pas de temps en temps une envie pressante d’écrire avec toutes les histoires rocambolesques qui se déroulent dans ce continent nuit et jour. » (P10)
Outre ces aspects essentiels de l’œuvre, Tu diras ces douleurs a plusieurs niveaux de lectures :
Il s’agit dans un premier temps d’une interpellation de ceux qui ont la lourde charge de conduire le destin de leurs nations en Afrique. En baladant son lectorat dans les méandres de l’existence macabre du vieux Koum poussé à l’exil par la chute vertigineuse du prix du café et la montée de la misère dans sa contrée (« De l’autre côté de la mer »), en le faisant visiter le quotidien insolite d’un fonctionnaire autrefois consciencieux et plein d’ardeur au travail mais aujourd’hui prévaricateur et éthylique (« L’aube de la déchéance »), en lui racontant les déboires et le destin tragique de Louis-Marcel, un étudiant assassiné pour avoir osé mettre le costume de porte-parole de ses camarades en quête de mieux être dans une « république [prétendument] démocratique » (« Quand notre terre pleure »), en fixant son projecteur sur ce jeune homme bardé de diplômes mais sans emploi qui trouve finalement dans le suicide la seule issue d’une existence on ne peut plus malheureuse (« Les cloches du destin »), l’auteur trouve ainsi le moyen de mettre la puce à l’oreille de ces gouvernants qui ne réalisent pas toujours la portée de leurs décisions maladroites sur le peuple qu’ils dirigent. Levant ainsi le voile sur le rôle primordial des classes dirigeantes africaines comme d’ailleurs, l’auteur rappelle leur rôle de locomotives sociales ; c’est dire tous les maux, toutes les douleurs, tous les pleurs et toute la déchéance que leur manque d’habileté peut orchestrer dans les vies de leurs concitoyens et dans le destin de leurs nations en général : quand dans un pays pauvre mais à grand potentiel agricole, le gouvernant ne fait rien pour encourager le travail de la terre, il travaille ainsi à l’exode rural, puis à l’émigration de ses populations, avec tout ce que cela comporte comme péril tant pour ceux qui s’engagent ainsi dans la quête d’un mieux-être que pour leurs nations désertées (« De l’autre côté de la mer »). Quand du jour au lendemain le train de vie du fonctionnaire dégringole du bien au médiocre, c’est la porte ouverte à la prévarication, à la pesanteur administrative, aux détournements de fonds et à tous les autres fléaux qui paralysent l’action ou signe « L’aube de la déchéance » de l’Etat. Quand des gouvernants rusent avec les valeurs de la République, l’affublant de l’épithète « démocratique » alors qu’ils préfèrent corrompre à auteur de milliards ses propres modèles éveillés qui osent se soulever contre sa mal gouvernance, allant même jusqu’à les assassiner pour les museler plutôt que de solutionner les quelques doléances posées (lesquelles sont de loin inférieures aux faramineuses sommes défalquées pour bâillonner quelques individus), on est en plein dans un univers Kafkaïen et le peuple aux abois, en mal de repères. De quoi faire pleurer la terre (« Quand notre terre pleure »). Quand pour continuer de faire allégeance à son maître colonisateur d’hier afin de préserver son trône au grand mépris de son peuple, on sert à ce dernier des programmes académiques caducs, aliénants et inadéquats pour le monde du travail, on prépare ainsi des Louis-Marcel qui ne trouverons au bout de leurs formations infructueuses que du suicide (« Les cloches du destin »)… Voici égrené le chapelet de quelques « maladies infantiles » de l’Afrique indépendante que ce recueil de nouvelles laisse entrapercevoir à ce premier niveau de lecture.
Vu sur un tout autre plan, l’œuvre prend l’aspect non plus d’un réquisitoire de la classe dirigeante africaine, mais celui d’un éveil des consciences des masses, c’est-à-dire un appel à la vigilance des classes dirigées. En effet, lorsque le gouvernant par sa maladresse installe le peuple dans la paupérisation, la tendance à faire feu de tout bois est la voie que le réflexe de la survie tend à emprunter, au mépris de toutes considérations morales. Or s’il est vrai que « chaque chose sur terre a un prix » (P107), il est aussi vrai qu’il y a des choses dont il vaut mieux se priver au vu du prix à payer. C’est en tout cas la moralité qui se dégage de l’histoire de ce père de famille qui abuse sexuellement ses enfants pour payer le prix de son opulence. (Tam-tam). C’est aussi la leçon diffusée à travers le récit de Nonga (L’avenir enterré) qui, toute sa jeunesse, aura « fondé [sa] vie sur la recherche [effrénée] des plaisirs corporels et du métériel » (P101), et qui finalement subira le châtiment ultime du Sida. Pour ne pas se heurter automatiquement aux entraves auxquelles la défaillance du système gouvernemental pourrait les entraîner telle une locomotive entraînant ses wagons dans un abîme, les masses se doivent d’être vigilantes, prêtes à pallier aux insuffisances du système qui les gouverne. C’est probablement de n’avoir pas pris la pleine mesure de l’apport personnel sur le développement de soi, c’est de n’avoir pas su être « le boulanger de son existence » que cet étudiant farci de connaissances littéraires finit ses jours dans les eaux du fleuve Npoudi. Ce qui peut être perçu ici comme un suicide est en fait le symbole du rejet de ce type d’intellectuel, que dis-je, de diplômé dont le gargantuesque savoir demeure livresque, sans emprise sur la réalité quotidienne. C’est aussi un voyage initiatique dans les eaux du fleuve Npoudi (à qui il se confie avant de s’y jeter) qui, comme toutes les eaux, savent si bien braver les obstacles pour se frayer toutes seules leurs chemins (Les cloches du destin). Quant au personnage anonyme de Mon enfant, tes péchés sont pardonnés, c’est encore un problème de reniement de soi dans sa formation personnelle qui est à l’origine de sa perte : « Monsieur l’écrivain, je n’avais jamais aimé la terre qui m’avait vu naître, confesse-t-il. J’avais une adversité incroyable pour tout ce qu’elle avait comme richesse : sa langue, ses mets, ses danses, ses coutumes… » (P59). Bien qu’ayant été bercé dès sa tendre enfance par une littérature du terroir très riche en enseignements sur l’intérêt et la nécessité d’un attachement à sa terre natale (« L’odeur des ingrédients ne finit jamais dans leur récipient », « Quand l’abcès apparaît dans la gorge de quelqu’un il en avale le pus »P60), il n’a jamais eu d’yeux que pour l’ailleurs (« je me disais toujours que le jour où je quitterai le quartier, ça serait pour aller très loin, si possible traverser nos frontières »P60), préférant s’abreuver à la source de la culture étrangère (« je pouvais regarder des films de Steven Ségal, de Demi Moore, de Julia Roberts, d’Angelina Jolie, de Mel Gibson…Je pouvais visiter les restaurants chinois, hollandais, français… »P61), avec pour seul et unique rêve de rompre avec ses racines. Alors même qu’il croyait finalement son but atteint après son éloignement de sa terre natale suite à son succès à un concours, c’est alors que la réalité le rattrapa. Comme quoi, « On peut avoir fini avec notre passé, mais notre passé n’a jamais fini avec nous ». Choisi par sa grand-mère qu’il détestait par-dessus tout (c’était l’incarnation même de sa culture) pour lui succéder, il refuse de se conformer à la tradition. « Ironie du sort », il tombe un matin sous le charme d’une demoiselle qui contrairement à lui, avait saisit très tôt le bien fondé qu’il y a à rester soi-même, à se nourrir de sa culture. Une parfaite réincarnation de sa grand-mère du point de vue culturel. Bien que tous deux marqués par un amour réciproque, leur union sera impossible du fait de leur disparité culturelle : en faisant une demande de mariage dans un style inspiré d’un film indien (il lança une bague dans le verre de sa compagne alors qu’il l’avait invitée au restaurant), il ne réussira qu’à provoquer un choc culturel et à nourrir contre lui des suspicions de sorcellerie, éloignant ainsi définitivement celle qui pourtant l’aimait. Avec sa seconde rencontre amoureuse, le bonheur n’est toujours pas au rendez-vous. Sa compagne est infertile et il lui est recommandé, pour enfin connaître la paix, de retourner au village remplir sa mission (P71). Triste destin, mais que d’enseignements ! C’est encore pour s’être laissé aller à l’illusion d’un “ailleurs à végétation luxuriante“ par rapport au désert de chez soi que pendant 35 ans le vieux Koum tentera sans succès de s’éloigner de sa terre natale (De l’autre côté de la mer) :
« Un midi, avoue-t-il, alors que nous jetions nos douleurs aux rayons du soleil, Loumé, un ami d’enfance, est venu nous raconter qu’il avait entendu dire que de l’autre côté de la mer, il faisait bon vivre, que l’argent se ramassait à la pelle là-bas, sans trop d’efforts, juste en se courbant » (19).
C’est Louis-Marcel qui s’affirme finalement comme le personnage modèle ; lui qui a su renoncer au paradis qu’on lui proposait ailleurs pour se consacrer aux problèmes qui minent son univers, pour “assécher les larmes de sa terre“. Comme quoi, il faut savoir bâtir son paradis chez soi. (Quand notre terre pleure)
Enfin, comme toute œuvre d’art, ce recueil de nouvelles repose sur des gages esthétiques qu’on ne saurait passer sous silence. Il s’agit notamment de cette finesse dans la conception d’un personnage qui, en but aux drames de sa société, se découvre une vocation d’écrivain public. Il s’agit également de cette parfaite cohabitation entre l’humour et la tristesse qui finalement rend moins amer la pilule de la satire des mœurs que constitue le recueil…Toute chose qui font dire que pour être un coup d’essai, Tu diras ces douleurs d’Achille Zango est un coup de maître à consommer sans modération aucune.
REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Achille Carlos Zango, Tu diras ces douleurs, Paris, Harmattan, 2012
Chevrier Jacques, Littératures francophones d’Afrique noire, Edisud, Aix-en-Provence, 2006
Decaunes Luc, Charles Baudelaire, Seghers, Paris, 2001
Lexiques des termes littéraires, [En ligne], http://www.lettres.org/lexique/index.htm