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Lire Césaire ? Oui mais comment ?

Une édition critique de Ferrements par Lilyan Kesteloot, René Hénane et M. Souley Ba (1).

Pour nous qui tenons Césaire, à égalité avec Perse – ce qui doit signifier quelque chose quant à l’influence des tropiques, ou de l’insularité, ou de la situation paradoxales des Antilles françaises (ces fausses colonies) sur le lyrisme – comme le plus grand poète de langue française du XXe siècle, la réponse positive à la première question ne fait évidemment aucun doute. La deuxième est plus difficile. Elle sera sans doute différente suivant le Césaire que l’on considère : celui du Cahier (1939) n’est pas du tout le même que celui des Armes miraculeuses (1946). Qu’on en juge à partir de deux extraits (vraiment) pris au hasard :

1. « Dans ma mémoire sont des lagunes. Sur leurs rives ne sont pas étendus des pagnes de femmes.
Ma mémoire est entourée de sang. Ma mémoire a sa ceinture de cadavres !
et mitraille de barils de rhum génialement arrosant
nos révoltes ignobles, pâmoison d’yeux doux d’avoir lampé la liberté féroce » (p. 91)

2. « Je n’ai point assassiné mon ange. C’est sûr.
à l’heure des faillites frauduleuses, nourri d’enfants occultes
et de rêves de terre il y a notre oiseau clarinette,
liciole crépue au front agile des éléphants
et les amazones du roi de Dahomey de leur pelle restaurent
le paysage déchu des gratte-ciels de verre déteint,
de voies privées, de dieux pluvieux, voirie et hoirie de roses brouillées
– des mains du soleil cru des nuits lactées. » (p. 13)

On conviendra que si le premier extrait, tiré du Cahier, est plutôt facile à comprendre, le second présente de réelles difficultés. Face à des poèmes comme ceux des Armes miraculeuses, deux attitudes sont alors possibles. On peut se laisser emporter par la musique des mots, comme on écouterait une chanson dans une langue étrangère qu’on ne maîtrise qu’imparfaitement. Et ça marche incontestablement : nous sommes entraînés par le lyrisme du maître, nous ne comprenons pas ses images mais nous sentons bien qu’elles sont magnifiques. Comme nous pouvons admirer un tableau abstrait tout en ignorant ce que le peintre a voulu représenter. A la longue, néanmoins, il peut devenir frustrant de lire des poèmes écrits dans notre langue maternelle sans savoir précisément ce qu’ils veulent dire.

Alors, à moins d’être déjà soi-même un spécialiste de l’exégèse césairienne, il n’y a pas d’autre recours que des ouvrages comme celui qui vient de paraître, dont les auteurs déchiffrent à notre usage les poèmes de Ferrements (1960).

L’ouvrage présenté par les éditions Orizons ne se limite cependant pas à ces interprétations. Il est fait d’un assemblage que l’on est tenté de qualifier d’hétéroclite, avec en particulier deux préfaces non signées – on ne sait donc pas à qui les attribuer – intitulées respectivement « Contexte historique et littéraire » et « Dossier génétique », sans qu’on voie bien ce qui les distingue puisqu’elles reprennent parfois les mêmes citations : « Aujourd’hui [à l’époque de Ferrements] je suis peut-être un peu moins optimiste, un peu plus amer.. » (p. 13 et 29) – « J’ai vécu. Et puis, au commencement [à l’époque du Cahier], il fallait tout briser, créer de toutes pièces une littérature antillaise. Ce qui supposait une violence de cannibale » (p. 15 et 29) – « Je veux une poésie concrète, très antillaise, martiniquaise… » (p. 24 et 30-31) – « Je sais qu’on me trouve souvent obscur, voire maniéré, soucieux d’exotisme. C’est absurde. Je suis Antillais » (p. 24 et 31).

Ces préfaces sont néanmoins utiles en ce qu’elles situent bien le moment de Ferrements (1945-1960), qui est en particulier celui de la rupture avec le Parti communiste (1956), une période de crises, donc, tant publiques que privées.

Le livre contient également le texte de l’intervention de Césaire à l’Assemblée nationale française, le 29 septembre 1982, concernant l’adaptation de la loi de décentralisation du 2 mars 1982 aux départements d’outre-mer. Ce texte est donné en trois versions (p. 272 à 324) : le fac-similé du manuscrit, sa version imprimée plus celle du Journal Officiel, entre lesquelles la bibliographie générale de l’ouvrage s’est malencontreusement perdue (p. 279 à 281). Les motifs qui ont poussé à inclure ce discours dans une édition critique de poèmes rédigés plusieurs dizaines d’années auparavant demeurent mystérieux.

Mais enfin tout ceci n’est pas l’essentiel : les personnes qui feront l’acquisition de ce livre le feront pour les commentaires qui suivent chacun des poèmes du recueil de 1960. C’est donc là-dessus qu’il faut le juger. Comme pour les préfaces, on ne peut pas savoir auquel des trois auteurs on doit tel ou tel commentaire ; tout au plus est-il parfois mentionné, à propos d’un poème particulier, qu’il a fait l’objet d’une analyse antérieure de la part d’un auteur ou/et d’un autre (par exemple p. 79). Quoi qu’il en soit, ces commentaires s’avèrent instructifs, les poèmes de Ferrements étant moins simples qu’ils peuvent le paraître parfois. Pour ne prendre que deux exemples, il n’est pas inutile de comprendre ce que peut être la « grue solaire » (p. 62), en quoi elle se distingue de l’« aigle insoutenable » (p. 68). Ou que le « chien des nuits » n’est sans doute que la traduction poétique du « chien fer » antillais, cet animal paradoxal, à la peau grise presque dépourvue de poils, dont l’inquiétante beauté provoque une trouble répulsion (p. 86).

On est souvent porté à s’interroger sur les interprétations proposées, qui reposent pour une grande part sur l’intuition des commentateurs. Est-ce que « l’impureté insidieuse du vent » qui conclut le poème Grand sang sans merci fait vraiment référence à la mythologie des Indiens d’Amérique du Nord (p. 82) ? Voilà qu’il est bien difficile de trancher mais l’hypothèse est en tout cas intéressante.

Inutile d’aller plus loin. On aura compris que la poésie de Césaire mérite en effet d’être éclairée et que l’entreprise de nos trois auteurs est non seulement légitime mais presque toujours pertinente. Et s’il arrive qu’elle nous laisse sur notre faim – tous les mystères ne sont pas élucidés – elle nous aide incontestablement à dépasser la musique des poèmes de Césaire, à soulever partiellement le voile de son hermétisme (2).

(1)   Aimé Césaire : Du fond du pays du silence…, Édition critique de Ferrements par Lilyan Kesteloot, René Hénane et M. Souley Ba, Paris, Orizons, 2012

(2)   Sur un tout autre registre mais avec une visée voisine, signalons la nouvelle collection « Entres les lignes – Littératures Sud » chez Honoré Champion. Des ouvrages brefs, au format (et au prix) de poche, à destination des élèves et des étudiants, qui se proposent de leur faciliter la lecture d’une œuvre d’un grand auteur du « Sud ». Quatre titres déjà publiés : Une tempête, de Césaire, par Huguette Bellemare-Emmanuel ; Peau noire, masques blancs, de Fanon, par Christiane Chaulet Achour ; Le Soleil des indépendances, de Kourouma, par Jean Ouédrago et Saidou Alcény Barry ; Presque-Songes, de Rabearivelo, par Charles-Édouard Saint-Guilhem. Si l’œuvre elle-même n’est pas reproduite, de nombreux extraits illustrent les explications. Celles-ci sont de plusieurs ordres : l’auteur, le contexte, la structure de l’œuvre, le titre et le paratexte, les principaux thèmes, le style… Ces ouvrages sans prétention d’originalité mais bien documentés et sérieusement construits, nous ont paru parfaitement adaptés au public visé.