Au hasard d’une visite chez mon marchand de livres favori, Rue des bouquinistes obscurs à Aix-en-Provence, je tombe sur deux romans d’auteurs jusqu’alors inconnus de moi, l’un paru chez Grasset, l’autre chez Gallimard et tous deux en 1991. Au-delà de cette coïncidence, cela valait la peine de regarder d’un peu près comment il convenait d’écrire, il y a près de quarante ans, pour entrer dans le sérail des auteurs publiés par les plus grands éditeurs. Sylvie Caster (née en 1952), l’auteure de Bel-Air, avait aiguisé sa plume à Charlie-Hebdo et au Canard enchaîné et publié auparavant deux romans. Quant à Pierre Moinot (1920-2007), l’auteur de La Descente du fleuve, haut-fonctionnaire et académicien, il en était alors à son septième roman.
Outre leur année de publication, ces deux ouvrages ont comme caractéristiques communes d’être écrits à la première personne et d’être dépourvus de toute intrigue, signe d’une concession à la fois à la mode du « je » et à celle du « non-récit »[i]. Ils diffèrent néanmoins notablement par leur style d’écriture.
Sylvie Caster à l’ombre de Céline
Dans Bel-Air une femme raconte son quotidien d’infirmière dans un grand ensemble. On la suppose jeune même si elle ne dit rien d’elle, en dehors de ces états d’âme professionnels. Elle se montre, quoi qu’il en soit, encore vulnérable à ceux qu’elle rencontre et le livre est divisé en trois parties centrées respectivement sur des familles particulièrement toxiques à cet égard, celle de l’alcoolique Laboisse (son nom en dit déjà long), celle d’Estelle, la petite fille infirme, et celle d’Alexandrine, la grand-mère borgne et en fin de vie. Trois familles naufragées qui survivent sans que l’on sache trop bien comment. Laboisse a été « garçon » sur des paquebots, la maman d’Estelle enchaîne les amants décrétés « tontons » de la petite. Quant aux petits-fils d’Alexandrine, ils sont dans des combines qui semblent toutes destinées à échouer.
A quelques décennies près, on est plongé dans l’enfer du Voyage de Céline, un monde de misère et de débrouille. Signe des temps (le livre a été écrit avant la fin de la guerre d’Algérie), il n’y a aucun immigré parmi ces pauvres gens. La 4e de couverture rend compte en une phrase des intentions de l’auteure : « Avec une tendresse immense, de l’humour aussi et pas la moindre complaisance, elle nous fait entendre un cri, ultime espoir de ce grand ailleurs auquel tous aspirent ». C’est assez juste, même si l’on s’interroge sur l’absence de complaisance. Comme Céline, S. Caster semble bien plutôt se complaire dans la peinture de son univers misérabiliste. D’ailleurs comment un romancier n’aurait-il pas de la complaisance pour son sujet ?
La 4e de couverture ne dit rien de la manière dont le livre est écrit, qui est pourtant pour nous sa première qualité. Cela commence en effet très fort :
Par exemple la description du paysage qui conduit à Bel-Air : « Ils n’étaient plus champêtres ceux-là [ces près]. Ils vasouillaient, ils attendaient, dans un genre de terrain vague, qu’un nouvel entrepôt vienne les grignoter, dans le crachouillis des fumées » (p. 10).
Ou l’odeur infecte de l’entrée d’un immeuble : « Après, quand on l’a sentie, rien qu’une fois, la gerbe de l’entrée, prendre toute la tripe et la secouer, on pourrait bien s’en aller au bout du monde, qu’on se la rappellerait encore et encore, cette odeur » (p. 13).
Et voici la mère Carlier : « Elle avait peur de tout, la « mère » Carlier. C’était un monceau de trouille. De panique. Dans la hantise du pognon. Et puis de son mari, aussi… » (p. 42).
Enfin Laboisse évoquant ses souvenirs de marin : « Il avait une tête exagérée, Laboisse, à cet instant. Souffrante, pénible. Et puis grotesque. Comme un masque farce. Qui retient des larmes piteuses qui ne couleront pas. Les océans lui revenaient. Ils le noyaient dans une féroce nostalgie… Il était terrible et affreux » (p. 60).
Tout n’est pas de ce niveau. Et plus on avance dans le livre, plus la prose semble s’assagir. Ou l’on s’habitue. C’est dommage car le style est bien le principal atout de ce livre. La peinture pure et simple de la misère humaine, sans véritable support narratif, ne suffisant pas à faire la matière d’un « roman », tel qu’indiqué sur la couverture.
Sylvie Caster, Bel-Air, Paris, Grasset, 1991, 236 p.
Le « grand style » de Pierre Moinot
Pierre Moinot cultive la langue d’une toute autre manière. La Descente du fleuve raconte un couple qui se retrouve après une longue séparation. Il est archéologue et revient d’un chantier de fouille au Pérou. Elle, Mo, est peintre. Ils ont une grande fille qui va avoir son premier enfant. Ils se sont donné rendez-vous dans un petit port de la côte espagnole. Il y a là un barman qui parle comme un livre, un berger inquiétant, des artistes étrangers. Le narrateur est en pleine confusion, entre les interrogations sur son amour et les souvenirs de ses missions, dont celle qui l’a conduit, en Afrique, à la recherche du fleuve Niger.
Mo au réveil : « Sur le casque de ses cheveux courts et droits, d’un roux brillant de pelage, couraient des reflets d’un gris métallique où se devinait parfois du blanc et sur le coin de sa bouche que le sommeil entrouvrait une étoile de rides avait appuyé son dessin, que je retrouvai plus nette encore au coin des yeux clos, au-dessus des hautes pommettes où les taches de rousseur semblaient plus foncées parce qu’elle avait dû essayer de se faire brunir » (p. 21).
Un jeune couple au Pérou : « Dans l’espace étroit de la fouille leur désir installait une lourde et implacable sauvagerie presque accusée par la réserve pudique dont ils voulaient le masquer, et qu’un simple regard rallumait au-dessus du travail minutieux du décapage, venant surtout de la très jeune femme dont le petit visage clair exprimait, le temps d’un coup d’œil, l’âpreté affamée et dévorante d’une belette carnassière » (p. 30).
Au style saccadé, heurté, brutal de S. Caster s’oppose ici une ample prose, comme un fleuve dont il faut suivre patiemment les méandres. Sans éviter parfois le cliché, comme dans cette évocation de l’acte sexuel à la manière des films d’autrefois, qui ne montraient rien de plus que ceci : « Puis elle se renversa en arrière et je la suivis. J’entendis très loin le battement de la mer et sous moi le doux gémissement étouffé » (p. 113).
Une rare pointe d’humour : « Mo nageait avec force. Là-bas le ballon rouge de son bonnet se balançait entre chaque mouvement arrondi de ses bras battant l’eau comme les aubes régulières d’une roue. Moi je nageais sans gloire une brasse de marinier d’écluse » (p. 198).
Ces quelques exemples montrent suffisamment que P. Moinot cultive avec art les métaphores, métonymies et autres synecdoques. Jusqu’à l’excès, hélas, quand cela devient un procédé. Aussi finit on par s’arrêter plutôt sur des phrases toutes simples qui paraissent, par contraste, d’autant plus fortes, comme lorsque le narrateur réagit à la vue d’une femme « parfaitement belle » : « Ils vinrent près de moi, sans que je puisse détacher mes yeux d’elle, et je compris que sa beauté me désespérait » (p. 157). Et Mo, juste après : « Elle est trop belle. Elle détruit tout » (p. 158).
Abus de métaphores ou pas, le livre lasse surtout en raison de l’absence d’intrigue. L’auto-analyse du narrateur tourne rapidement en rond et l’on attend vainement qu’il se passe enfin quelque chose !
Pierre Moinot, La Descente du fleuve, Paris, Gallimard, 1991, 240 p.
[i] Sur ces deux points on consultera utilement l’article de Gérard Genette, « Frontières du récit » in Communications, 1966, n° 8. https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1966_num_8_1_1121