Richard Millet, Déchristianisation de la littérature, Léo Scheer, 240 p., 16 euros.
C’est un fait, Richard Millet a été très peu présent dans les pages littéraires d’artpress. Une des raisons : nous ne recevions pas ses livres. Sans doute devait-il penser qu’il était inutile de faire envoyer des services de presse à une revue connue pour ses positions favorables aux avant-gardes artistiques et littéraires (liens anciens avec Tel Quel). Il est vrai que la perception que nous avions de lui était celle d’un romancier traditionnel, disons pour aller vite d’un écrivain anti-moderne. Il est possible aussi que certains propos de lui lus dans la presse, touchant à des domaines autres que la littérature, aient pu nous prévenir contre lui. Et puis, en 2012, il y a eu « l’Affaire ». « L’affaire Richard Millet », déclenchée par la publication de son livre Langue fantôme, suivi de Éloge littéraire d’Anders Breivik. Rappelons-nous : indignation, colère, réprobation, condamnation quasi unanime des médias, du milieu intellectuel, surtout littéraire : un écrivain apologiste d’un tueur de masse ! Richard Millet n’étant pas un écrivain auquel je portais attention, j’ai suivi de loin la polémique dans la presse. Je n’ai pas même eu la curiosité de lire son livre (je ne le lirai qu’au moment où les attaques visant Richard Millet atteindraient un degré de violence connaissant son acmé lors de l’indigne pétition lancée par Annie Ernaux demandant que le criminel fût chassé de la maison d’édition qui l’employait). Le souvenir de ma réaction à l’époque ? L’incrédulité. Comment un écrivain renommé, appartenant au comité de lecture d’une célèbre maison d’édition, Gallimard, catholique de surcroît, avait pu faire l’« éloge » d’un homme ayant en Norvège assassiné de sang-froid soixante-dix-sept jeunes adolescents et adolescentes et blessé cent cinquante autres ! Et si c’était le cas, comment n’avait-il pas été inculpé pour apologie d’un crime de masse ? Les deux cents signataires de la pétition d’Annie Ernaux obtinrent satisfaction : la mort symbolique de l’écrivain désormais marqué au sceau d’infamie, et une mort sociale. Richard Millet prié de quitter ses fonctions chez Gallimard, s’est ainsi trouvé privé de ses moyens de subsistance et d’une maison d’édition où publier ses livres. Pour ceux, accueillis par deux éditeurs, Léo Scheer et Pierre-Guillaume de Roux, les consignes de silence les visant – plus un compte rendu dans les pages littéraires des grands journaux – eurent pour inévitable effet des ventes en chute libre.
PASOLINI
Tout cela rappelé, pourquoi cette décision de donner aujourd’hui dans artpress la parole au réprouvé ? Parce qu’il publie un nouveau livre, Déchristianisation de la littérature, qui, par ses thèmes, donne l’un des possibles accès à l’ensemble de son œuvre. Parce que nous n’aimons pas les chasses à l’homme (y compris celles qui font des hommes des cochons – cf. nos récents éditos), et que la fatwa lancée contre sa personne perdure. Parce que le lecteur que je suis de Pier Paolo Pasolini, ayant enfin lu le livre de Richard Millet, puis sa Lettre aux Norvégiens sur la littérature et les victimes qui le complète, n’a pas compris pourquoi des intellectuels et écrivains français, admirateurs déclarés de Pasolini, s’en sont pris avec une telle violence à Millet. J’ai relu, pour l’occasion, dans les Dernières Paroles d’un impie, les analyses que Pasolini propose des attentats terriblement meurtriers de Brescia ou de la gare de Milan perpétrés par des groupes d’extrême droite et j’ai pu vérifier qu’elles annonçaient très exactement celles faites par Richard Millet des motivations du tueur d’Oslo: irrationalisme et nihilisme trouvant leur origine dans une culture de masse se diffusant dans les sociétés occidentales et, selon Pasolini, dans le «massacre systématique des valeurs anciennes». Si l’auteur de l’Expérience hérétique met en cause l’État italien, il désigne aussi les « responsables, par omission, […] bel et bien à chercher parmi les progressistes, les démocrates, parmi nous qui sommes désormais habitués à l’indignation ». Pour tout dire, il me semble que Richard Millet est, lui, beaucoup moins radical dans sa critique. Les laudateurs de Pasolini ont la mémoire labile, ils paraissent avoir oublié ses autres propos sur l’avortement et son jugement sur la révolte de Mai 68 (son parti pris pour les policiers opposés aux étudiants petits-bourgeois). « J’ai violemment heurté certaines consciences à gauche », reconnaît Pasolini. Y compris celle de ses proches amis écrivains. Heurtés oui, ils l’ont été, mais à la différence des mœurs en France, il n’y a pas eu une Annie Ernaux pour prendre la tête d’une cabale visant à l’empêcher de travailler et de publier. Ceux qui s’en sont chargés, les fascistes italiens, ont été plus expéditifs, ils l’ont assassiné. Je signale qu’un autre écrivain, allemand, Hans Magnus Enzensberger (cf. ma chronique dans ce numéro), dans le Perdant radical. Essai sur les hommes de la terreur, paru en 2006, a proposé une analyse de la psychologie et du comportement du tueur de masse (le « perdant radical »), qui rejoint en tout point celles de Pasolini et de Richard Millet.
ÉVÉNEMENT ABSOLU
Enfin, parce que, en un temps où le ventre qui nourrit la bête immonde, l’antisémitisme, redevient terriblement fécond, en Europe et particulièrement en France; où le déni de la Shoah prend une inquiétante ampleur; où après qu’une partie non négligeable du milieu littéraire et intellectuel a été gangrenée par ce mal au cours du 20e siècle (cf. mon livre Politique); où aujourd’hui certains partis politiques siégeant à l’Assemblée en sont atteints, il est bon qu’un écrivain, Richard Millet, soit non seulement indemne de ce mal mais se batte pour le vaincre. Dans son court texte Israël depuis Beaufort (2015), il qualifie Auschwitz d’« événement absolu », dit tenir Shoah, le film de Claude Lanzmann pour un des grands films de l’histoire du cinéma, affirme comme catholique son lien profond au judaïsme. « Être antisémite, écrit-il, c’est se séparer de l’origine et de l’héritage. » Dès lors, faut-il s’étonner que le chrétien libanais de cœur qu’il est resté s’alerte des dangers pesant sur l’existence de l’État d’Israël, ce pays qu’il voyait enfant d’un œil envieux depuis le château de Beaufort ? Comment cet homme, avec lequel on peut être en désaccord, avec qui il est légitime de débattre, rudement s’il le faut, a-t-il pu être cloué au pilori avec l’étiquette infamante de « fasciste » et banni du milieu littéraire ? Pourquoi tant de haine ? Est-ce, lors de la guerre qui faisait rage en 1975 au Liban, l’engagement du jeune homme de vingt ans qu’il était auprès des chrétiens libanais qu’on lui fait payer ? Le pays où il avait longtemps vécu et qu’il considérait comme sa seconde patrie, faut-il le rappeler, était occupé par les combattants de l’OLP (Organisation de libération de la Palestine), groupe terroriste responsable notamment du massacre en 1972 à Munich, des onze membres de l’équipe olympique israélienne. Les fedayin étaient alors les héros chers au cœur des intellectuels de gauche en France (j’en sais quelque chose), quand les chrétiens libanais, les Kataëb, étaient considérés comme fascistes. Enfin, dernière raison à la présence de Richard Millet dans ce numéro d’artpress, et serait-elle la seule, elle aurait sa complète légitimité : Richard Millet est un écrivain important, reconnu et loué à juste titre par la critique pour ses romans, ses essais sur la musique, ses textes sur Marcel Proust, Georges Bataille, Maurice Blanchot, Pierre Jean Jouve, Thomas Bernhard, W. G. Sebald, Guy Debord, Claude Simon… Mais c’était avant « l’Affaire ». Affaire sur laquelle Richard Millet revient immanquablement dans l’entretien qui suit. ■ JH
■ Vous qualifiez Anders Breivik d’« écrivain par défaut ». Il en est d’autres, chez qui le ratage dans le symbolique conduit à de redoutables passages à l’acte dans le réel. Je pense à Robespierre et Saint-Just, écrivains ratés disant le Bien et fervents pratiquants de l’invention du médecin droit-de l’hommiste Joseph Ignace Guillotin, auxquels on peut opposer Sade, disant le Mal, mais condamnant dans le réel la violence terroriste et le recours à la peine de mort. Ce qui a paru incompréhensible, c’est que Breivik ne prenne pas pour cibles des musulmans… Il faut établir une différence entre le révolutionnaire et le terroriste. Un parallèle avec Robespierre donnerait trop d’importance à Anders Breivik, qui n’est en vérité qu’un symptôme et un pauvre type. Je voudrais cependant mettre ici en regard l’écriture à la guillotine et l’écriture à la Kalachnikov, c’est-à-dire l’écriture dans le défaut de littérature. Breivik est l’auteur d’un kouglof de 1500 pages, une compilation de toutes les théories « modernes », notamment déconstructionnistes, qu’il attaque. J’ai eu ce pensum en main. Breivik y tentait, presque à la Michel Foucault, mais sur le mode Wikipédia, une archéologie de la décadence de l’Occident. Des déconstructionnistes, il n’avait manifestement rien compris, mais ils étaient selon lui responsables d’un état de fait qui l’a convaincu de passer à l’action. Mauvaise lecture du monde qui aboutit au délire meurtrier. On peut dire qu’il est un écrivain par défaut. Pour ce qui est de tuer des musulmans, je ne suis pas sûr qu’à l’époque il y en ait eu assez, en Norvège, pour qu’il commette un massacre ciblé. On est néanmoins frappé par la facilité avec laquelle il a pu commettre ce massacre de masse, comme par la « perfection » de son plan et l’aisance de sa réalisation… Quant à mon texte, en effet, on n’avait lu (ou voulu lire) que ceci : « Éloge d’Anders Breivik », et non pas « Éloge littéraire ». Littéraire dans un sens bien sûr ironique. J’ai vite compris que l’ironie est inadmissible, aujourd’hui, car politiquement incorrecte, dans un contexte de relativisme absolu, surtout si on interroge l’arrière-fond des crimes de Breivik : la question de l’immigration de masse, à quoi il a donné une solution criminelle. On m’a fait entendre que je dépassais les bornes. Mais est-ce bien ce texte-là qu’on a critiqué, et non pas plutôt la première partie du livre, Langue fantôme, essai sur la paupérisation de la littérature ? J’ai la conviction qu’on a voulu m’abattre à cause de ma position chez Gallimard, des deux prix Goncourt dont j’avais été l’« éditeur », de l’exigence dont je faisais preuve en matière de littérature… Je devenais gênant. On m’a même réputé violent, alors que je suis, comme dirait Rousseau, l’homme le plus doux du monde [rires]. Je veux dire par là que je ne suis pas un ambitieux : réussir dans la carrière éditoriale ne m’intéressait pas particulièrement ; je faisais correctement mon boulot, chez Gallimard, mais les petits marquis ne l’ont pas entendu de cette oreille, et ils ont trouvé Breivik pour m’éliminer.
Je voudrais revenir sur la question du nihilisme. Pourrait-on faire un lien entre ce Breivik et les tueurs de Charlie Hebdo ? Un théologien protestant, pardon : je fais un lapsus intéressant, mais gardez-le [rires], je voulais dire islamique, vous dirait que les islamistes ne sont pas de vrais croyants de l’islam. Comme me le rappelait un ami musulman, le jihad n’est pas seulement la guerre sainte : c’est un comportement général, quotidien, incluant la pratique de la charité et le respect d’autrui, quel qu’il soit. Le parallèle entre Breivik et les islamistes est tentant, puisqu’il s’agit de paranoïaques qui cherchent des cibles symboliques mais qui creusent leur propre tombe. Dans un cas, de jeunes militants socialistes norvégiens pétris de bons sentiments ; dans l’autre, des « acteurs » de la décadence de l’Occident, notamment des blasphémateurs de l’islam. Breivik, lui, ne croit plus en rien ; les autres sont des « fous » d’Allah ; les uns et les autres des nihilistes, en effet, et bien loin de ces anachorètes ivres de Dieu des premiers temps de l’Église ou des mystiques de l’islam.
Chez les islamistes, il y a tout de même une logique religieuse derrière, dévoyée ou pas, mais opérante. Ce n’est pas le cas chez Breivik. Breivik appartient à l’aire luthérienne, mais il est déjà sorti de la religion chrétienne ; il vit dans une ère où le consumérisme a remplacé l’office religieux. La Norvège est un des pays les plus riches du monde : comment articuler la culpabilité liée à cette richesse et la dimension idéologique de l’immigration de masse ? Breivik vit dans la nostalgie d’un ordre chrétien qui n’existe presque plus – ou alors de façon parodique. Les autres, les tueurs islamistes, sont soit des convertis récents, soit des musulmans qui ont redécouvert l’islam en banlieue ou en prison. Nulle tradition véritable : nul itinéraire spirituel. Les incroyants et les convertis vivent dans un mimétisme de l’excès nihiliste. La question du nihilisme est bien sûr celle du Mal. Breivik en est un bras armé, tout comme les islamistes qui entendent dénoncer le matérialisme « impie » de l’Occident par des moyens nihilistes : ils sont tous pris dans la nasse du Mal, y compris ceux qui, notamment des lycéens, estiment que les journalistes et caricaturistes de Charlie Hebdo n’ont eu que ce qu’ils méritaient. Triomphe de la pulsion de mort post-chrétienne…
POST-LITTÉRATURE
Venons-en à votre dernier livre, Déchristianisation de la littérature.Vous parlez de «post-littérature». Qu’entendez-vous par là ? C’est une littérature asservie à un modèle romanesque international, tout comme il y a un hamburger ou un kebab international. Un roman à dominante anglo-saxonne, dépourvu de style, même de langue, formaté pour sa version filmique, un lectorat « cool », forcément politiquement correct. Le roman étant devenu le genre hégémonique, tout ce qui n’en relève pas n’appartient plus, commercialement, à ce qu’on appelle encore la littérature. Il me semblait intéressant de trouver un terme un peu plus percutant pour désigner cette production qui est au-delà du postmoderne même : la post-littérature, comme il y a une post-histoire. On me l’a reproché, bien sûr. Dans Langue fantôme, je nommais quelques grandes têtes molles, comme Le Clézio, en montrant notamment que la phrase de ce prix Nobel était du spaghetti tiédasse. On s’en est servi pour me faire payer ce que j’avais déjà dit, en 2010, dans l’Enfer du roman, à savoir qu’il n’y a presque plus de littérature en France, et que ce qui se publie relève en général de la fausse monnaie. Je devenais un traître ; s’en est suivi ce que vous savez : idéologisation de mes remarques, tribune d’Annie Ernaux dans le Monde, accompagnée d’une pétition signée d’une centaine de noms, démission du comité de lecture de Gallimard, opprobre, mort sociale, etc.
L’état de la littérature, tel que vous le décrivez, vous en rendez responsable la déchristianisation de l’Occident. Or, un grand nombre des écrivains que vous estimez, voire admirez, ne sont pas vraiment chrétiens, voire sont carrément athées : Proust, Kafka, Pessoa, Céline, Artaud, Bataille, Blanchot, Pasolini, Debord, Ponge, Joë Bousquet, Claude Simon, Genet, Sebald… Dans vos écrits, le mot « athée » est toujours connoté très négativement. Ne vaut-il pas mieux un vrai athée qu’un chrétien habité par des vertus chrétiennes devenues folles, comme disait Chesterton ? Il m’arrive, en effet, de m’entendre beaucoup mieux avec des athées qu’avec les catholiques – les cathos de gauche, disons. Le mot « athée » avait une résonance très forte, quand j’étais enfant et qu’on me catéchisait. Il sonnait de façon effrayante et il a gardé pour moi une puissante charge négative. Le titre de mon essai est sans doute un peu excessif. Il suggère que la sortie du christianisme est dans un rapport de concomitance avec la sortie de la langue, en tout cas d’une vision de la langue et du monde qui a été la nôtre pendant des siècles, notamment dans la pratique littéraire et notre conception de la culture. On vit dans le culturel, non plus dans la culture : dans le divertissement, dans des pratiques ludico-consuméristes, et non dans l’expérience intérieure. Or, il me semble qu’en gros, l’invention des grandes formes, notamment du roman, est concomitante du christianisme. Ce qu’on appelle le roman grec et latin relève plutôt de la fable, de la chronique, souvent merveilleuse, mais elle reste anecdotique par rapport à la poésie, l’histoire, la tragédie, la philosophie. Le roman est une affaire chrétienne, peut-être même catholique, comme vous le suggérez dans votre essai à propos de la peinture et du mal. Le roman ne m’intéresse vraiment qu’en tant qu’il parle du mal. Gardons ça à l’esprit, si nous voulons comprendre quelque chose à cette affaire, qu’on soit catholique ou pas. Sade l’a fait en matérialiste absolu, et Bataille, qui fut séminariste, et Artaud, à travers la question de l’envoûtement : ses lettres de Rodez sur le Christ sont bouleversantes. Je voulais interroger cette ère de l’après, dans laquelle nous entrons, pour moi avec une curiosité mêlée d’inquiétude, voire d’angoisse. Serons-nous encore lus demain ? L’université maintiendra-t-elle son système de valeurs symboliques, de hiérarchisation ? Elle me semble en train de vaciller, elle aussi. David Foenkinos sera étudié à l’université… Je ne plaisante pas. À propos du roman, je me posais la question du lien entre l’écrit et la vie. Qu’y a-t-il à vivre, aujourd’hui, au-delà du cercle narcissique et petit-bourgeois moral ? Je relisais le début de Souvenirs de la maison des morts et je me demandais quel écrivain, aujourd’hui, à part Régis Debray, qui s’est retrouvé, il y a plus d’un demi-siècle, comme Dostoïevski, devant un peloton d’exécution, quel écrivain a vécu quelque chose d’autre que sa propre névrose ?
Ce lien entre la vie et l‘écrit est une de vos préoccupations. Vous y revenez souvent, vous citez notamment Bataille se demandant pourquoi s’attarder à un livre auquel l’auteur n’a manifestement pas été contraint. Le vécu n’est pas nécessairement une aventure héroïque, le voisinage avec la mort, comme Dostoïevski, ou comme dans votre cas, la participation à une guerre. Ce peut-être une expérience intérieure intense (voir Bataille, Kafka, ou les mystiques). Bien sûr. Et si vous appliquez ce précepte bataillien, combien de livres ont de l’importance ? J’ai acheté l’autre jour les Écrits intimes de Roger Vailland. Je n’avais jamais lu une ligne de Vailland : je découvrais un écrivain d’une lucidité impressionnante, qui avait la pratique d’une langue classique, dépouillée, et qui avait, comme on dit, beaucoup vécu : traversée du communisme, comme vous, sexualité singulière, grand voyageur, participation au Grand Jeu, refus de s’en laisser conter… L’intensité, la puissance de la nécessité, de l’expérience intérieure ou de celle du dehors, voilà ce qui devrait permettre de reconnaître pour tel un écrivain, aujourd’hui. C’est pourquoi je n’en vois guère…
J’ai rencontré Vailland par l’intermédiaire de mon ami Arthur Adamov, et je ne vous étonnerai pas en vous disant qu’il fut une sorte de modèle d’écrivain communiste, pour le jeune militant que j’étais alors. Libertin, anti-stalinien, ennemi du réalisme socialiste, mal vu par l’Aragon apparatchik de l’époque…Tout pour me plaire. Mais revenons au roman. Dans votre essai l’Enfer du roman, vous écrivez « le roman manque de vérité, à cause de la Technique ». Et vous ajoutez qu’il peut être sauvé par le récit. Vous dîtes dans le même élan l’importance que vous attachez à la notion de témoin. J’ai d’abord été hanté par le récit à la Gide : un genre inclassable, souvent écrit à la première personne, roman déguisé, très bref. Il y a aussi ce que Blanchot dit du récit. Le récit, selon lui, c’est là où le roman ne peut pas aller. Il y a en lui une extrême exigence de vérité, comme dans l’Arrêt de mort qui est probablement son plus beau livre. Si le récit va là où le roman ne peut plus aller, c’est la question de la position par rapport au réel qui est ainsi posée. Le réel, me semble-t-il, est préempté par les forces négatives, nihilistes qui, en inversant la vérité, le dénaturent, si bien qu’on ne sait plus à quelle réalité on a affaire. Dès lors, il importe de jouer le récit contre le roman, de redonner au jeu narratif une puissance qu’il a perdue dans le narcissisme, qui est une figure du nihilisme. L’écrivain doit revenir au réel, en tant que témoin, y compris jusqu’au martyre, puisque c’est étymologiquement le sens du mot témoin. Témoigner, oui, mais à quel prix, dans un monde totalement inversé, comme dirait Debord ?
JE SUIS EN GUERRE
Témoin dîtes-vous, mais témoin actif. Dans l’Opprobre, vous écriviez en 2008 : « Je suis en guerre. » Il ne s’agit pas que d’une guerre littéraire. Votre conception du catholicisme ne va pas de soi, y compris aux yeux de beaucoup de chrétiens… Vos propos sur la guerre les ont choqués, et pas seulement eux. Pourtant des catholiques guerriers, il y en a eu dans l’histoire du catholicisme, sans armes ou avec : saint Bernard de Clairvaux, Jeanne d’Arc, Péguy, Bernanos, Bloy, les Cristeros au Mexique, les chrétiens d’Orient qui se battent contre Daesh, récemment le gendarme Arnaud Beltrame… Je suis fasciné depuis l’enfance par la figure du moine-soldat. Mais là n’est pas l’important. La guerre, je n’en ai jamais fait l’apologie ; mais il est des situations, comme ce fut le cas pour Simone Weil s’engageant dans les Brigades internationales pendant la guerre Espagne, où vous prenez la décision de combattre, souvent de façon modeste, non parce que l’État vous l’ordonne mais parce que vous estimez la cause juste. C’est ce qui m’a conduit à me retrouver, il y a quarante-trois ans, auprès des chrétiens libanais, contre les Palestiniens qui, armés, faisaient la loi dans une grande partie du Liban. J’ai déclaré, lors d’un débat au Centre Pompidou, à l’époque où j’étais encore fréquentable, qu’il y avait parfois, au cœur du combat, dans le crépitement des armes à feu, une sorte d’excitation, presque une jouissance. Une femme s’est levée pour dire que mes propos étaient monstrueux. Une jeune Libanaise, présente dans la salle, lui a répliqué : « Madame, vous n’avez rien compris : moi qui suis née dans la guerre, je peux témoigner qu’il existe bien une excitation donnée par les armes automatiques et l’état de guerre. » Dois-je rappeler quelle poésie et quels enseignements ont tirés de la guerre Apollinaire, Cendrars, Jünger, Paulhan, dans le Guerrier appliqué, Malaparte ? Pour ce qui est des chrétiens d’Orient, nul ne s’en soucie vraiment. Ils ont le choix entre l’exil et une mort lente, dans une situation de citoyens de seconde zone – des dhimmis de la politique internationale. Ces gardiens de l’origine sont les grands perdants de ce qui se passe au Proche-Orient. J’ai écrit sur eux ; je retournerai bientôt en Syrie pour tourner un documentaire à leur sujet. L’islam veut effacer du Proche-Orient toute trace de christianisme pour ne laisser place qu’à la dialectique sunnite/chiite. Mais il y a aussi un tout petit pays, au bord de la mer Méditerranée, qui a pour nom Israël et qui nous rappelle qu’avant l’islam, avant le christianisme, il y avait le judaïsme.
Quel est justement votre lien de catholique à Israël ? Vous l’évoquez longuement dans votre livre Israël depuis Beaufort. En tant que catholique, comment pourrais-je nier mon lien au judaïsme ? Et sur un autre plan, en tant qu’amoureux de la musique, comment ne saurais-je pas gré de ce que je dois aux compositeurs et interprètes juifs ? Mon enfance libanaise m’a rendu très tôt proche de ce pays, Israël, qui nous était interdit, qu’on ne pouvait pas même photographier, depuis le lieu où nous nous promenions, au sud du Liban, comme ce château de Beaufort, bâti par les croisés, et surplombant la Galilée.
Vous insistez beaucoup sur votre lecture de la Bible, de l’Ancien Testament, à l’exemple de Claudel. Un petit éditeur, Les Provinciales, a republié le texte de Claudel, Une voix sur Israël, un texte admirable, détaché de sa somme sur la Bible, et je m’inscris tout à fait dans cette concaténation. Je pense aussi au texte de Bloy, beaucoup plus difficile, le Salut par les juifs, livre que Kafka et Levinas admiraient. La Bible, oui, voilà qui nous ramène au commencement, avec son cortège de pères et docteurs de l’Église, de mystiques, d’écrivains…■