J.H.
Qui a écrit ce livre ? me demandez-vous. C’est une très bonne question parce qu’elle va droit à la falsification sociomaniaque qui consisterait à appeler l’auteur de ce livre Sollers, mais un Sollers illusoire, construit de toutes pièces par le discours spectaculaire. Quand j’écris, j’ai beau m’appeler Sollers, quelqu’un d’autre surgit, dont j’ai bien l’impression que personne n’a encore envisagé la nature. Vous avez sans doute remarqué qu’à la fin d’Une vie divine, le narrateur dit de lui-même qu’il est dans une position de sacrificateur védique qui, au cours de son rituel, dit s’élever de la fausseté vers la vérité. Il s’agit d’un ensemble de pratiques très verbalisées, impliquant que le sacrificateur, au cours de ce protocole, à travers une intense mélodisation des mots, construit une demeure où il est censé être dans ce que nous appelons d’une façon bêtifiante l’au-delà. C’est là qu’il est et qu’il sera, et, d’une façon très délicate et modeste, à la fin de la construction de sa demeure vers les dieux, quand il revient à sa condition humaine, il dit simplement : « Maintenant, je suis seulement ce que je suis ». Celui qui vous parle est donc maintenant seulement ce qu’il est. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’habite pas ailleurs, dans l’ensemble de toutes les phrases qui ont été écrites dans ce livre. Le finale est donc constitué de la phrase suivante : « Où suis-je ? Qui suis-je ? Un simple passager dans l’éternel retour du Salut. Mais oui, du Salut ». Salut avec un grand S. La phrase terminale, c’est « Paris, le 30 septembre 118 ». Il convient de se demander si c’est une fantaisie, une provocation bizarre, ou s’il s’agit d’une affaire que je considère comme très importante, c’est-à-dire d’un changement de calendrier.
J’ai fait l’expérience, après avoir inscrit cette date du 30 septembre 118, d’interroger sur sa signification des gens cultivés, des philosophes, des écrivains, des gens qui sont au courant de la vie et de la pensée de Nietzsche, puisqu’il va s’agir de lui, de lui qui ne meurt pas et habite parmi nous, en nous regardant vivre, eh bien, à ma grande surprise, personne n’a été capable de me répondre sur cette question cruciale. Ne fallait-il pas se livrer à un simple calcul : 118 ans en arrière à partir de 2005, que trouve-t-on ? L’année 1888. D’autre part, il me semblait aller de soi que des gens aussi cultivés sachent que Nietzsche, dans sa loi contre le christianisme, avait daté le 30 septembre 1888 du premier jour de l’an 1 du Salut (avec un grand S), à savoir que si c’est l’an 1 en 1888, on arrive naturellement, au changement d’année 2005, déjà 2006, en 118. Vous êtes comme moi, comme tout le monde, vous datez votre existence humaine et sociale, et vous signez vos chèques de l’année 2005, et 2006 lorsque ce livre sera publié. C’est donc que vous adoptez, comme la planète entière, le calendrier économico-politique de l’ère chrétienne, dont je vois mal pourquoi elle se terminerait brusquement, en dépit des prophéties apocalyptiques. Nous pourrons continuer ainsi, tranquillement : 2006, 2007, 2012, 2036, l’année du centenaire de ma naissance, etc. L’ennuyeux, c’est que le fait de ne pas réfléchir à cette question du calendrier conduit en général à des fariboles. Pas un coin de la planète ne se dispensant de dater à partir du calendrier chrétien, la question du christianisme se pose avec insistance. Sans doute faut-il prendre en considération que le temps a changé de nature. D’habitude, la revendication de calendrier est une revendication d’antériorité par rapport au calendrier chrétien. Les Juifs ont leur calendrier, la franc-maçonnerie aussi, (pour elle nous sommes en 6005, si je ne me trompe), l’islam a son calendrier, avec l’Hégire. Il y a eu une seule innovation, radicale, avec la Révolution française, quand un calendrier s’est présenté comme l’an I, l’an II, l’an III, IV. Ce calendrier révolutionnaire avait tous les aspects d’une régression générale. Il s’agissait de se débarrasser du christianisme, donc des saints, et on en revenait à un calendrier paysan. Les mois étaient des saisons, nous étions en Brumaire, en Nivôse, en Ventôse, en Thermidor, en Fructidor, etc. Cette plaisanterie héroïque a duré un certain nombre d’années, et puis, naturellement, Napoléon-Bonaparte a rétabli le calendrier grégorien, c’est-à-dire romain-apostolique, sans d’ailleurs demander l’avis de personne. Je prétends, moi, que le seul calendrier révolutionnaire est celui instauré par Nietzsche le 30 septembre 1888, et c’est ce qui m’amène à dire que nous sommes bien, aujourd’hui, en 118. Comparé au calendrier chrétien, c’est très peu de temps, ça correspond à l’époque où s’écrivent les premiers Évangiles. Le christianisme, en 118 de son ère, n’est pas encore fortement implanté et ne paraît pas devoir aboutir à un calendrier planétaire que vous êtes bien contraint de respecter puisqu’il y va de votre date de naissance, de celle de votre mort, et de vos transactions monétaires. Ce calendrier, pour ma part, ne me convient pas, parce qu’il est devenu exclusivement économico-politique, et je dis que l’acte révolutionnaire consiste à poser la question de savoir si quelqu’un ose, oui ou non, se vivre en 118 aujourd’hui.
Par delà la mort et la folie
L’ère du Salut, dit Nietzsche… Mais de quel salut s’agit-il ? Sa pensée se présente indubitablement comme relevant de l’ordre de la salvation, et donc d’une rédemption, mais opposée à celle du rédempteur à l’origine du calendrier économico-politique. Ce qui nous laisse entrevoir une question fondamentale, à savoir que si le Christ reste parmi nous, comme il l’a toujours affirmé, il n’a en revanche jamais prétendu fonder une ère. C’était, selon lui, tout de suite, ici, maintenant, le royaume de Dieu. Le contre-sens, évidemment, consiste à croire que ça va arriver dans la réalité humanoïde et sociale. Nous revenons à la perspective messianique : il y aura une fin des temps. Or le temps, considéré en lui-même, à condition d’adopter la thèse du Crucifié-Ressuscité, ce temps était d’ores et déjà frappé d’une infinité absolue. Ce n’est pas tous les jours qu’un dieu se fait homme, on en parle encore, et en général pour en dire n’importe quoi.
Le geste de Nietzsche, avec l’Antéchrist, est tout différent. Il a l’air de s’opposer au rédempteur antérieur, mais dans sa fameuse formule « Dionysos contre le Crucifié », il faut désormais entendre autre chose que le fait qu’il y aurait à se débarrasser de l’ancien Rédempteur, fondateur d’une ère. Nietzsche a eu cette sensation violente que tout cela était en train de devenir faux. Il est le seul à penser cette mutation. Par la suite, il y aura des symptômes, gigantesques, ne serait-ce qu’en la personne de ceux qui en appelleront à une passion christique ou métachristique, en envisageant la fin de l’ère chrétienne. Je pense à Artaud, bien entendu. Passion qui n’est pas sans un certain rapport à la folie, dont on peut dire que Nietzsche a pensé existentiellement l’abîme. Tout le monde se débarrasse de Nietzsche, à cause précisément de son effondrement dans la folie, folie palpable, quantifiable, que j’analyse d’ailleurs avec précision dans ce livre. Ce serait l’œuvre d’un fou, alors que rien n’est plus lumineux, précis, raisonnable.
Les philosophes tressaillent
Vous voyez les deux repérages que l’on peut faire au sujet du temps, le premier, économico-politique, est indubitablement fondé sur la mort. Y a-t-il eu un mort qui est ressuscité ? Dieu s’est-il incarné dans un homme qui a été crucifié ?… « Mort, où est ta victoire ? », comme dit un évangéliste. Le second, c’est la folie. Quelque chose de très libre et très clair peut-il être pensé qui ne soit pas d’un fou ? La question, virulente, qui se pose, est donc la suivante : que se passe-t-il si nous ne sommes plus menacés ni par la mort ni par la folie ? Si nous nous trouvons par-delà la mort et la folie ? Vertige. Personne ne va prendre cela au sérieux. Nous sommes, paraît-il, sous la coupe du maître absolu qu’est la mort et nous sommes sans cesse menacés de verser dans la folie. Ne me dites pas que vous n’avez pas peur, que vous n’allez pas vous garer de la circulation avec votre calendrier économico-politique. Pour Nietzsche, le Salut, c’est la guérison. Il y a une maladie, la terre a une maladie. C’est l’humanité. Est-ce qu’on peut en guérir ? L’ancien Rédempteur est venu guérir, lui aussi, mais rien ne nous prouve que sa prédication, son martyre, à voir les effets considérables que cela a produits, notamment en termes d’esthétique, ait guéri cette maladie fondamentale. De toute façon, c’était fait pour les malades. Le christianisme ne se justifie qu’en termes de secours apporté aux malades. C’est bien ce que Nietzsche récuse hautement en disant, expert en maladies dans sa vie, qu’il faut guérir très au-delà de la maladie humaine. Il s’agit de s’en tirer, c’est ça la guérison dans ce nouveau Salut, et comme l’a dit quelqu’un : là où croît le danger, croît en même temps ce qui sauve. Plus dangereux qu’aujourd’hui sur le plan de la pensée qui ne peut pas penser, vous ne trouverez pas pire, et ça va s’aggraver. Nous sommes encore en position de pouvoir parler comme si nous n’étions pas dans la dévastation qui nous interdit même de penser. Qu’est-ce que c’est que ce Salut qui croîtrait en même temps que la dévastation ? De cela, on a ou on n’a pas une sensation forte. Il se trouve que je l’ai, et que Nietzsche, de ce point de vue, m’apporte des confirmations à chaque instant de ce qui peut être pensé dans cette dimension impossible, par-delà bien et mal, par-delà mort et folie.
Là, se produit une insurrection. J’ai parlé de révolution, je parle maintenant d’insurrection, au sens où nous sommes dans la question du temps, et au lieu de dire tout le temps que le temps passe, il nous faudrait pouvoir dire qu’il surgit. Nietzsche pense que nous sommes empêchés de penser par l’esprit de vengeance. Que toute l’histoire humaine, et il en donne une cascade d’exemples, est fondée sur « le ressentiment de la volonté contre le temps et son il était ». Heidegger a commenté cela de façon saisissante, mais en restant si j’ose dire dans la pensée qui dépend de la métaphysique. Ce qui m’a paru à moi intéressant, puisque personne ne l’avait fait, c’est de rentrer dans l’existence même de Nietzsche, autrement dit dans la mienne, en tant qu’elle pourrait correspondre à cette expérience-là. Et c’est alors que je me suis mis en condition de regarder si, par exemple, l’hypothèse de l’éternel retour me conviendrait ou pas, en faisant d’ailleurs le constat facile à faire que ça ne convient à personne. Parce que, si nous sommes dans l’éternel retour de l’identique, cette conversation que nous sommes en train d’enregistrer se reproduira éternellement, et nous serons là, de nouveau, cher ami, en position moi de parler et vous de m’écouter en riant de temps en temps de ce que je peux dire. Je tiens à insister sur le début du livre. Vous vous rappelez peut-être qu’il s’agit d’une situation de vent violent, de déréliction, comme souvent dans ce que je fais, parce qu’on va de quelque chose d’invivable vers quelque chose qui se dégage peu à peu, et où le narrateur raconte ses rêves, saisissants, à savoir qu’il se retrouve avec son crâne ouvert. Il a perdu sa calotte crânienne. Et cette histoire de crâne court à travers tout le livre. On pense à Hamlet, bien sûr, au fameux dialogue dans le cimetière ; ou au tableau fantastique de crânes empilés de Cézanne, ou bien au crâne sculpté de Picasso. Autrement dit, c’est bien sur fond de mort, de néant, que peut s’élever l’hypothèse d’un Salut possible. Les gens qui ricanent au mot de Salut sont des lâches de la question de la néantisation. Ils vont donc à l’abattoir avec des ruses plus ou moins misérables et le sentiment de se divertir – en faisant des images, par exemple…
Nietzsche vous dit : Dieu vient de faire une mutation considérable, il est devenu philosophe. Les philosophes tressaillent : y aurait-il un dieu parmi nous ? Chacun se croit le philosophe essentiel de son époque, le philosophephare. Un seul a dit : seul un dieu pourrait nous sauver, mais n’a pas osé dire, c’est de moi qu’il s’agit, c’est Heidegger. On a donc le siècle de Sartre, le siècle de Derrida, le siècle de Foucault, de Deleuze, de Lacan…, et puis de ceux qu’on fait venir de l’étranger, Sloterdjik, Zizek… Il y aura toujours des philosophes, c’est le clergé. Il vaque à ses affaires, le clergé, et celui qui se déclarerait Dieu parmi lui connaîtrait un sort psychiatrique. Le clergé, il est là seulement pour discuter de qui pourrait être pape du pensable. Quant à Nietzsche, il n’a pas été lu. Heidegger, lui-même, quand il se demande qui est le Zarathoustra de Nietzsche, dit que cette pensée abyssale de l’Éternel retour reste une énigme. Je vais chercher, moi, l’énigme dans la vie quotidienne la plus concrète, la plus immédiate. Le clergé philosophique me paraît extrêmement tocard dans la pratique de la vie quotidienne. Ça pourrait s’arranger, me dîtes-vous tout de suite, avec des écrivains qui prendraient la relève. L’embêtant, c’est qu’ils pensent peu ou mal. Leur aptitude philosophique laisse beaucoup à désirer. Je renvoie à la dernière vedette, Houellebecq, bien sûr, qui n’a pas manqué, et je lui réponds dans ce livre sans citer son nom, mais tout le monde le reconnaîtra, de dire que Nietzsche était un pâle disciple de Schopenhauer, ce qui est un comble quand on étudie la question d’un peu près. N’empêche que le fait de dire ça est déjà un appel à être enseigné. Comme ce n’est pas mon travail d’enseigner quoi que ce soit, et surtout pas à Houellebecq, ce qui d’ailleurs ne servirait à rien, car rien dans sa vie ne lui prouverait qu’il a tort, il faut tout simplement considérer que dans les matchs philosophiques qui ont lieu depuis déjà deux ou trois siècles, eh bien, Schopenhauer l’a emporté largement sur Nietzsche.
Alors, Dionysos philosophe… Qu’est-ce que ce serait qu’un dieu, un dieu indubitable, dans la vie la plus quotidienne ? Pour répondre, c’est l’auteur de Femmes qui vous le redit, il faut suivre l’histoire des personnages féminins. Sur ce plan la vie des philosophes m’a toujours paru extrêmement comique. Celle des écrivains aussi, mais passons. La question qui se pose désormais est celle-ci : quelles femmes pour protéger ou abriter la possibilité de penser ? Bien entendu, je vais jusqu’à dire que Nietzsche, on le voit dans ses lettres à son ami Gaast, à la fin de sa vie, commence à se demander si le fait de savoir s’y prendre avec les « petites femmes », voire avec des soubrettes parisiennes, ce n’est pas là que ça se joue. Une façon, en somme, de faire entrer le boudoir dans la philosophie (rayez le mot boudoir, mettez bordel si vous voulez). Il faut se demander à quoi ça correspond, en termes physiques concrets, de la part, ô scandale, d’un homme ! De la pensée d’un dieu qui peut apparaître comme un homme. Cela ne va pas de soi, car la surveillance planétaire jouera désormais de plus en plus sur l’élément féminin, que je torée, comme vous savez, avec maîtrise, et c’est là la raison de ma très mauvaise réputation, ne cherchez pas plus loin.
Une petite vendeuse délicieuse
Voilà donc notre Monsieur N, car Nietzsche s’appelle désormais Monsieur N, M.N., qui voyage, prend Paris comme centre d’opérations, pour mener sa vie divine. Il va s’abriter derrière une petite vendeuse de mode, charmante, qui s’appelle Ludi, Ludivine, Loudi, on joue là par homophonie avec la seule aventure, du moins spécifiée, de Nietzsche, qui est un peu ridicule et qui est sa demande en mariage précipitée de Lou, Lou Andréas-Salomé, qui évidemment s’est récusée pour aller aussitôt offrir ses confidences sur le vagin et l’anus à Freud, en faisant un détour par Rilke. « Ai-je embrassé Nietzsche ? » se demande-t-elle. Tout ça fait partie du vaudeville auquel on était arrivé à la fin du 19e siècle, et rien de prouve que nous n’en soyons pas revenus là après le détour soi-disant libéralisant, voire même d’acrobaties pornographiques. Celle-là, Ludi, va avoir une vie sociale assez étrange puisque, de petite vendeuse délicieuse, elle va connaître une ascension sociale fulgurante ; elle devient un personnage très important dans son groupe international de mode, et qui sait, peut-être grâce à son philosophe qui lui donne les vitamines nécessaires pour fleurir dans l’hyper-mode. Et son Monsieur N, Nietzsche, ou moi (à ce moment-là, il n’importe plus de savoir qui est qui selon les photographies ou les pages people qui ne sont autre chose que des instances de police), elle l’aime, elle aime son philosophe. Et là j’affirme que si un philosophe est vraiment un philosophe, pas cette espèce d’employé du bavardage de la pseudo-pensée ou des « connaissances avariées », comme dit Debord de l’université, il a automatiquement la faveur, la fortune, des femmes, et j’irai jusqu’à dire de n’importe quelle femme, sauf cas de surdité sexuelle et mentale, hélas fréquent. C’est aux femmes, voyez-vous, qu’il faut demander ce qui se passe réellement avec le temps.
Il y a une deuxième femme, brune, la première est blonde, ce qui fait la paire, qui s’appelle Nelly. Elle est philosophe, justement. Intéressant, parce qu’elle est totalement dégoûtée de la façon d’enseigner la philosophie à l’université. Elle pense que les philosophes sont des puceaux fondamentaux qui n’ont pas vraiment la maîtrise de l’acte de penser. Et elle aussi, elle aime bien ce Monsieur N., ou moi, comme vous voulez, qui est en disponibilité, et qui écrit des choses bizarres. Avec son philosophe, donc, Nelly se prête à ce qu’il appelle des séances de temps. Ce sont des séances érotiques très programmées. Nelly, comme ce nom va bien pour lire et aller au lit, fait monter la pression érotique dans un jeu avec son philosophe, en lisant de grands textes du passé, soit moralisants, soit mystiques. Je pratique là un certain nombre de prélèvements de textes que je sais faire, qui ne sont pas des citations, faut-il encore s’expliquer là-dessus, passons, merde ! Vous avez là des textes mis en situation érotique, et c’est le contraire même de ce qui pourrait être érotico-pornographique, selon la marchandise vulgaire de notre temps. Ce sont, au contraire, des textes d’une grande concentration mystique (Madame Guyon, par exemple, transformée en langage sexuel), et cela sur une longueur d’onde considérable, entre le 12e siècle et jusqu’à maintenant, en passant par Jean-Jacques Rousseau, Kant, ou mieux, en remontant le temps, jusqu’à Platon et son Banquet, c’est-à-dire en repassant par toute l’histoire de la métaphysique et de la philosophie. L’important, voyez-vous, est de souligner à quel point on nous a caché l’expérience concrète de Nietzsche. Il y a eu une volonté de refoulement très considérable de la part du clergé philosophique.
Le devenir-plèbe de l’humanité
Ce qui me paraît également devoir être rappelé avec fermeté, c’est l’affirmation de Nietzsche selon laquelle il va falloir inventer une nouvelle noblesse, non une noblesse généalogique définie par des privilèges d’héritage, de sang, de titres, non, ce qu’il se demande c’est ce que pourrait être une nouvelle noblesse qui serait liée à l’être de la pensée. Il insiste beaucoup sur le fait que pourrait venir une époque où le tyran se servirait de la plèbe pour régner. Il ajoute qu’il y a maintenant une plèbe en haut comme il y a une plèbe en bas. Songez, cher ami, au siècle qui vient de s’écouler, où de grandes messes ont été dites sur le thème des classes sociales, de la bourgeoisie, de la petite bourgeoisie, sans parler de la classe héroïque qui devait supprimer les classes, le prolétariat, de son lumpen, il y a de quoi rester rêveur… Si, au fond, tout cela avait servi à cacher le devenir-plèbe de l’humanité, dirigeants comme dirigés, tyrans comme esclaves, plèbe en haut, plèbe en bas, Bush en haut, et en bas n’importe quel émeutier de la banlieue irakienne ou française ? C’est la question de la pensée qui surgit là. Comme c’est curieux, dès que vous commencez à penser, vous vient je ne sais quelle noblesse. Or, en général, c’est la vulgarité qui est patente. L’être plébéien règne, c’est-à-dire l’être de la vengeance maximale. Plèbe homme et plèbe femme. Faut pas croire non plus qu’il y aurait une rédemption possible par le devenir femme de l’humanité. Désormais, il faut être radical : la plèbe est l’avenir de la plèbe, et par là toute pensée se trouve menacée, comme l’ensemble de l’archive humaine. On a été servi ces derniers temps, c’est pour ça que le coup de l’athéisme laisse un peu le bec dans la bouillie. C’est qu’il a été appliqué, l’athéisme, des régimes politiques l’ont mis en pratique, on en a vu les effets. Fous de Dieu ou athéisme totalitaire, au bout ce sont des massacres qui ont de quoi nous laisser méditatifs, comme Monsieur N. qui voit ainsi avancer la dévastation du 20e siècle et des suivants.
Nietzsche est mort physiologiquement en 1900, supposons qu’il ressuscite, comme le Crucifié, le voilà tout à coup qui s’ébroue, récupère un corps, et continue sa vie. Comme il est dans l’éternel retour, il n’y a pas de raison que ça cesse. Comme dit Balthasar Gracián : « La vie n’aurait jamais dû commencer, mais puisqu’elle a commencé, elle ne devrait jamais finir. » À quoi assiste, Monsieur N. ? À la guerre 14-18, d’où tout vient, puis à celle de 40-45, à Staline, à Hitler, et puis au n’importe quoi généralisé, à l’imbécillité galopante… Alors, il se dit qu’il faudrait peut-être faire attention à cette histoire de christianisme. Veiller à ce que son Antéchrist ne soit pas interprété à faux. Il est salvateur, son Antéchrist, c’est un admirable sauveur, il nous permet de penser aussi loin que nous poussent nos désirs, nos inclinations, et en plus avec cette prime, que les femmes reconnaissent en vous un dieu philosophe. Et à la différence de l’ancien sauveur, il écrit. L’autre n’a rien écrit, sauf une fois sur le sable, à propos d’une femme adultère. Lui, ce dieu philosophe, il écrit, il écrit, il n’arrête pas d’écrire On les a tous ces écrits, mais y a-t-il encore quelqu’un pour les lire ? Les lire, c’est-à-dire voir et montrer quelle vie il fallait mener pour écrire ça ? Eh bien, je l’ai fait.