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L’appel de l’homme

Patrick Chamoiseau, L’esclave vieil homme et le molosse. Paris : Gallimard, 1999.

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Extrait :

La nuit, insomniaque échoué au mitan de lui-même, il affronte des béances sans principe, des densités étouffantes, des tempos accolés selon des lois brouillonnes qui ruent dans l’incertain. Des mondes se meurent au fond de lui, et ces agonies ne lui offrent aucun répit, rien qu’un emmêlement que seuls la danse, les tambours, la parole du conteur (allant incomprenable) peuvent apaiser. C’est pourquoi on le voit aussi cataleptique dans ces veillées, savourant ce baume étalé sur cette blesse qui se cherche un sens. La parole du conteur ne lui parvient pas en parole, elle charrie trop de langues, trop de cris, trop de silences ; elle demeure tel un chant génésique au-dessus de son ventre. La gorge resserrée sur quelques impossibles, sans participer aux appels du conteur, il lui lance sa présence comme une main silencieuse. Il lui offre son esprit, des spectres de souvenances, des douleurs prophétiques qui chatoient dans chaque bout de sa chair, cette virulence maintenue inerte à travers laquelle le Conteur sait toujours s’abreuver.

***

Il arrive que l’Homme rentre en l’esclave et que celui-ci se mette à parler le haut-parler de l’être irréductible. Alors, se refusant de danser seulement, il se prendra à mauvaise fièvre de fuir, se pendra à mauvaise fuite de se tuer, se surprendra à céder à mauvaise envie du meurtre d’un commandeur…

À ce retour traître de la voix primordiale, Chamoiseau donne nom “décharge” : « C’était… une fièvre fondamentale, un sang caillé, un dré-sursaut pas-bon, une hélée vibrante qui vous déraillait raide. On allait désarticulé par une impétueuse présence en soi. La voix prenait un autre son. La démarche s’ourlait grotesque. » Ce foudroiement d’énergie sainte, cette vibrante intrusion qui roussit jusqu’à l’âme oubliée, tous travaillent à la laisser se consumer en la dansant. Mais parce que l’esclave vieil homme ne dansait jamais, n’avait jamais dansé, on avait pu le croire fermé à l’Homme. Ravalé à un état quasi minéral. Ayant, par on ne sait quel triste sort, sauté l’animal. Cet homme-bois-cajou-là n’avait même pas ti-brin sentiment dans la mine. Même si l’aura espéciale des hommes de la Force lui fut nolis, il semblait hors tout. Pas là. Point tel que le temps lui-même s’usait à vouloir ronger son refus de collaborer. Non, ce n’était définitivement pas un nèg-en-chien qui, comme tous les nèg-en-chien, de temps en temps, se trouvait traversé de galops. Et on eu pu, vous dis-je, le croire pays de résignation. Puis il eut ce quelque jour où l’Animal, (l’autre, je veux dire “son double”, “la Bête”), prit bousculer l’air d’une diablerie d’hurlement, à dire qu’en ce moment même une mauvaise qualité d’événement venait au monde et que lui seul dans sa préscience de bête-diable, reclus dans sa connivence d’avec les vilaineries, en humait le pas-bon et refusait de tout son vide d’âme, en menant tel boucan, d’en seul le supporter. Ce jour là, le cours même des choses sembla se dérégler. Le stable que la patiente fabrique d’ordre du “le-Maître” avait érigé, sembla chanceler et son château de certitudes tranquilles commença de s’effriter. L’esclave vieil homme venait de se faire marron!…

Patrick Chamoiseau ramasse le français, le cuisine sauce créole et nous le ressert en une langue si savoureuse qu’il nous fait bien beau plat-manger-chaud d’un lieu délicieux de la “Naissance” dont les ingrédients se disent : “Matière“, “Vivant“, “Eaux“, “Lunaire“, “Solaire“, “la Pierre “, “Os“… Un etcétéra de jolis mots qui se bousculent nerveusement… C’est le Pa ni mèt ankô dansé avec la nature ou l’ « appel à la vie » tout simplement.

Dans les pas de l’homme que l’Homme a réintégré et qui se lance sur les chemins de l’Homme, 2 bêtes. Quelque part dans les bois, un nègre a entamé une descente qui le mènera jusqu’en deçà de lui-même. Jusqu’au commencement “Pierre” des choses. Jusqu’au sens premier “Pierre” des choses. Dans le sillage de l’espoir qu’il s’invente, 2 bêtes qui, eux, s’en vont s’inventer un bien beau doute.
Oh, ce n’est qu’une petite histoire sans « veut-dire », (juste un dit), qui a glissé entre deux verres d’un vieil absinthe-aux-trois-chenilles et qui ne prétend presque pas poser la question de l’intentionnalité du monde. Mais à voir Chamoiseau mettre cette fin provisoire à la finalité sans fin de Kant. A le voir, croiser, dans cette rencontre particulière à la Goethe, les lois secrètes du sujet avec les lois inconnues de la nature leur correspondant. À voir tout ceci donc, on échoue à l’intuition que tout en tout est programmé. Et s’il s’avère que le monde a une intention, réaliser l’homme y tient, pour sûr, haute place.


Emporté par le charroi de choses neuves, vous manquerez peut-être de remarquer que Chamoiseau lui-même, un moment, investit l’esclave. N’en soyez pas surpris. La voix du poète est celle de l’Homme. Et l’Homme habite l’esclave en poète, c’est-à-dire en résonance avec les choses qui vont libres, qui sont libres…