On connaissait Jean-Marie Klinkenberg en habile sémioticien du Groupe μ, en sociolinguistique pourfendeur de tous les purismes, ou encore en figure incontournable de l’historiographie des lettres belges. Dans ce petit livre malicieux, l’auteur met toutes ses armes théoriques au service du démontage systématique de quelques mythologies qui ont façonné le rapport du Belge (qu’il est aussi…) au réel qui l’entoure.
En à peine nonante pages, ce ballotin de pralines décline la patate belge en treize saveurs locales, de l’exil parisien à l’attachement au roi, en passant par l’auto-dérision ou le façadisme. On l’aura compris, il ne faut pas lire cette suite de vignettes colorées comme la collection complète du parfait petit Belge. Car si elles s’insèrent pleinement dans le très actuel (et tout aussi pérenne) débat identitaire national, ces Petites mythologies y occupent une position tout à fait originale, aussi loin des plaidoyers ardents que des critiques radicales. L’objectif de l’auteur n’est pas de dessiner la matrice culturelle de base du Belge moyen, mais de montrer précisément la vanité de toute recherche essentialiste. Ainsi, chacune des mythologies analysées est dépouillée de la patine immobile des croyances collectives et rendue à la complexité des enchevêtrements historiques, des rapports de force symboliques ou des stratégies de légitimation. Ceux-ci sont évidemment particulièrement présents au sein d’un des mondes francophones particulièrement problématique. Les mettre à jour, c’est se donner les moyens d’échapper à l’alternative unique d’un débat souvent condamné à la circularité, ainsi qu’à la tenaille des stéréotypes. Celle-ci peut revêtir un aspect confortable et c’est là, nous dit l’auteur, son plus grand danger. En dynamitant les autoroutes de sens qui balisent les parcours cognitifs de ses concitoyens, le propos de l’auteur est bien d’amener à une prise de conscience de la force structurante de la langue sur les réalités quotidiennes.
Pour ce faire, J.-M. K. a recours aux technologies conceptuelles les plus pointues. Outre l’éclairage permanent de la sociologie bourdieusienne et de sa notion d’habitus, les catégories de la sémiotique du discours social ou de l’anthropologie culturelle viennent constamment nourrir et affiner des analyses qui ne tombent jamais dans le jargon inutile ou la paraphrase pédante. Parce que le théoricien n’est jamais loin de l’homme d’esprit, le livre de J.-M. K. est coloré d’un humour implacable, d’un ton jouisseur, d’une auto-ironie aussi féroce que désenchantée. Ce sont, sans aucun doute, les meilleurs compagnons d’une lecture plaisante de bout en bout.
Quant aux contenus des chapitres, à chacun d’y trouver ce qui correspond à ses propres intérêts ou curiosités. Nettement moins “serrés” que la copieuse introduction théorique qui les précède et qui pose avec rigueur les présupposés méthodologiques de la démarche, ceux-ci sont en réalité assez inégaux. On retrouvera dans certains des idées déjà exprimées ailleurs par l’auteur, d’autres ne peuvent éviter quelques redites ou longueurs, d’autres enfin (la majorité) présentent une réelle originalité de vue et trouvent une vraie pertinence critique. C’est dans ces vignettes en l’apparence les plus anodines, les plus “inoffensives” (« Ovationner le roi », « Trouver les institutions compliquées »), que l’auteur déploie ses analyses les plus éclairantes et donne à son propos une portée qu’on n’hésitera pas à qualifier de politique. Ce n’est certes pas le moindre des mérites de l’ouvrage que de restituer à des disciplines théoriques souvent perçues comme des citadelles de glace leur dimension civique, au sens large.
Au final, on peut dire que ces Petites mythologies belges auront largement atteint leur objectif : « autoriser un regard à la fois dévorant et distancié sur les réalités les plus quotidiennes, et donc, en dernière instance, développer le sens critique » (p. 16). En dotant le débat sur la culture belge d’un niveau d’abstraction supplémentaire, l’auteur répond aussi par là à la question de l’ethnicité (belgicité, belgitude, etc.), en montrant qu’elle est aussi un effet de discours, construit et contingent.