Force des images, pouvoir des mots. En couverture du livre de la Collection Fiction & Cie une photo pleine page du visage de Marilyn Monroe. Elle est d’André de Dienes, photographe mondain d’origine hongroise qui fut un des premiers à photographier la future star, bouleversé qu’il fut par la beauté rayonnante de cette très jeune femme, Norman Jeane, et devinant d’instinct, par la simple vision de ce corps aux formes pleines mais à visage de fillette, quelle force radioactive allait propulser cette étrange créature vers un destin peu commun. Sur la photo d’André de Dienes, Marilyn n’est plus la jeune fille joyeuse, insouciante qu’il a rencontrée pour la première fois. On y voit le visage d’une femme dont la beauté tragique dit quelle existence a été déjà la sienne et ce que de façon prémonitoire elle annonce du futur. Il lui a suffi, à André de Dienes, d’appuyer sur le déclencheur et, force de l’image, on a là, sous nos yeux, ce regard plein d’effroi, lourd de la vision de quelque abîme, qui nous dit tout des ratages, des drames, des désespoirs par lesquels s’est conclu une vie, ô paradoxe, extraordinairement réussie. Force de l’image, également en ce qu’elle annonce le pouvoir des mots. Des mots qui sont ceux que le volume des éditions du Seuil nous donnent à lire pour la première fois dans leur totalité.
Des mots qui ne sont plus ceux des autres, ceux des proches de l’artiste, de ses amis, de ses amants, ceux des journalistes l’ayant interviewé, des photographes l’ayant eu pour modèle, des cinéastes l’ayant filmée, des médecins l’ayant soignée, les mots des psychanalystes l’ayant eue pour patiente ou de ceux qui rétrospectivement et jusqu’à récemment l’ont prise comme objet de leurs spéculations, les mots des biographes, des critiques et des historiens du cinéma, des écrivains l’ayant embarquée dans leurs romans. Ce qui au total fait beaucoup de mots. Mais cette fois, dans ce livre, ce sont donc ses mots à elle, ce sont ses écrits, que l’on va découvrir. Pas les mots du mythe Marilyn, pas les mots de l’icône, un mythe, une icône, ça ne cause pas, ça n’écrit pas, ça ne pense pas. Pas plus une étoile, ni une pin up ou une poupée Barbie. Quant à l’actrice, les mots dans les films qu’elle tourne ne sont pas les siens. Ses mots à elle, ce sont les mots d’abord d’une adolescente (dont l’enfance, on le sait, n’a pas été particulièrement facile — mère folle, viol), puis ceux d’une jeune fille précocement mariée et vite déçue par le mariage, par comportement des hommes, et pourtant les mots d’une femme continûment amoureuse, d’une femme heureuse, aimée, puis délaissée, humiliée, puis retrouvant la joie, la paix intérieure, pour bientôt être à nouveau blessée et désespérée. Mais ses mots, surtout — et c’est ce que le recueil de ses textes révèle de plus passionnant — ce sont ceux d’une femme pour qui son métier d’actrice compte avant tout. Ce ne sont pas les mots d’une star (star elle l’est, elle le sait, elle en joue), mais ceux d’une artiste soucieuse de progresser dans son art, se vouant avec ténacité, courage, en dépit des aléas de la vie, à son travail de comédienne. En témoignent ses écrits, carnets et lettres, où il question de Lee et Paula Strasberg, de ses cours à l’Actor’s Studio.
Autre révélation de ce livre, que signale dans sa préface Antonio Tabucchi, Marilyn n’était pas cette poupée de chair exhibant ses rondeurs devant tous les appareils photos et caméras du monde, cette blonde écervelée, un rien bêtasse, au sourire stéréotypé, ce sex-symbol faisant saliver tous les mâles en manque. Elle était, écrit Tabucchi, « une personnalité intellectuelle et artistique que la plupart des gens ne pouvaient pas soupçonner, pas même les biographes et les exégètes plus attentifs ». Marilyn, lectrice de Whitman, de Beckett, de Kérouac, de Joyce ? Eh oui ! Il se trouve qu’à cause de mes liens d’amitié avec Arthur Adamov, à la fin des années cinquante, j’ai pour ma part été très tôt averti de cette facette insoupçonnée de la personnalité de Marilyn Monroe. Adamov, visitant aux Etats-Unis son ami Arthur Miller, avait vécu pendant son séjour dans l’intimité de celle qui était à l’époque son épouse, et le portrait qu’il m’avait fait de celle-ci contredisait tous les clichés en cours. Il avait rencontré, lui, une femme d’une grande sensibilité, d’une grande intelligence, pleine d’humour, et (probablement conseillée dans ses lectures par Arthur Miller) d’une culture littéraire inattendue.
Le texte qui ouvre le volume, qui confirme le témoignage d’Adamov, est tout à fait impressionnant. Il s’agit d’une longue note tapée à la machine qui donne le ton de l’ensemble des écrits rassemblés par Anna Strasberg et Stanley Buchthal. Le texte a été rédigé en 1943 par une jeune fille qui n’a pas dix-huit ans et qui découvre, via le mariage avec un marin plus âgé qu’elle, un savoir que sa vie future lui donnera l’occasion de peaufiner, un avoir sur les enjeux de la guerre des sexes. Le pas-de-deux entre amour et haine n’a déjà plus de secret pour elle. « Je pense que je serai peut-être plus libre ce soir, écrit-elle à propos de son matelot de mari, et que je pourrai même aller jusqu’à être capable de dire je t’aime en le regardant droit dans les yeux et en ressentant une bouffée de haine ou quelque chose d’approchant ». Sa précoce introspection manifeste une maturité de caractère, une finesse et une lucidité aiguë dans l’analyse qui sont proprement confondantes, comme l’est par ailleurs sa maîtrise de la langue.
C’est souvent sous la forme de notations brèves, rédigées au crayon sur des feuilles de papier ou des pages de cahier, que Marillyn fait régulièrement le point sur elle-même. Ces bribes de textes, lancés à la va-vite, sans souci d’une cohérence immédiate, constituent une sorte de sismographe de ses bouleversements intérieurs. Arthur Miller a eu raison de leur donner le statut de poèmes. « Pour survivre, écrivait-il de celle avec qui il partagea une intimité de plusieurs années, il aurait fallu qu’elle soit plus cynique ou du moins plus proche de la réalité. Au lieu de cela, elle était un poète au coin de la rue essayant de réciter ses vers à une foule qui lui arrache les vêtements ». Un autre écrivain, Norman Rosten, autant eu connaissance de quelques-unes de ces esquisses de poèmes, confirmait le jugement de son ami Miller : « Elle avait l’instinct et le réflexe d’une poète, mais il lui manquait la maîtrise ». Mais n’est-ce pas précisément ce manque de maîtrise, cette indifférence à faire « littéraire » qui rend émouvantes et douées d’une étrange originalité ces lignes tracées à la hâte. Et n’est-ce pas ce même manque de maîtrise dans les moments douloureux de sa vie, quand elle se trouve face « à une foule qui lui arrache ses vêtements » — et quand ce n’est pas une foule, ce sont plus gravement des mâles violents, jaloux, au mental rudimentaire (un de ses maris, Di Maggio i, la bat), ndividus sans scrupules, cyniques, hommes politiques ou franches crapules de la mafia, qui la réduiront à un pur objet sexuel — qui paradoxalement, dans sa lutte pour retrouver une maîtrise d’elle-même, via le cinéma, feront d’elle non pas la star ni le sex-symbol que l’on sait, mais la la grande comédienne qu’elle fut. S’il est encore, et il en est, des puritains impénitents, des professeurs de morale, religieux ou laïques (et le monde des psys, lui aussi, n’en manque pas) qui ne comprennent rien à la non-coïncidence de l’amour et du sexe, je ne saurais trop leur conseiller de s’intéresser à la biographie de Marilyn, et surtout de lire ce qu’elle en a écrit, elle.
Cette lutte, elle a consisté d’abord à apprivoiser un corps qu’elle n’aimait pas, qu’elle considérait comme étranger, et à prendre possession de moi profond. « Peur de toucher mon propre corps », écrit-elle. « Pourquoi est-ce que je me sens un être humain moins que les autres (…) pourquoi en d’autres mots je suis la îre, pourquoi ? Même physiquement j’ai toujours été sûre que quelque chose n’allait pas pour moi… ». On sait que ce corps, qu’elle veut oublier mais qui deviendra l’objet d’un culte dans le monde entier, elle n’aura aucun scrupule moral à le monnayer quand il le faudra. Il n’est pas elle. Elle peut, à certaines périodes de sa vie, l’offrir au premier venu dans la rue. Ce dédoublement de sa personnalité, elle en avait fait l’aveu avec une grande lucidité : « J’avais le sentiment étrange, l’impression d’être deux personnes à la fois. L’une d’elles était Norma Jeane, l’orpheline fille de personne. L‘autre était quelqu’un dont j’ignorais le nom. Mais je savais où était sa place. Elle appartenait à l’océan, au ciel, au monde entier… » (1). Et il y a ce rêve cauchemar qu’elle consigne sur un papier à lettres de l’hôtel Waldorf-Astoria de New York: Lee Strasberg, le directeur de l’Actor’s studio dont elle suit les cours, est le chirurgien, le meilleur qui soit, qui doit lui sauver la vie en ouvrant le ventre, il a pour assistant la psychanalyste de Marilyn, le Dr Margaret Honenberg. On ouvre et, surprise, à l’intérieur, rien de vivant, que de la sciure qui s’échappe du ventre « comme sortie d’une veille poupée de son » (prémonition de ce qui lui arrivera après sa mort : on découpera son corps au scalpel, mais cette fois ce n’est pas de la sciure que la boucherie de l’autopsie libérera…).
Quant à l’amour ? Constat amer, lucide ? « Je pense que j’ai toujours été / profondément effrayée à l’idée / d’être la femme / de quelqu’un / car j’ai appris de la vie / qu’on ne peut aimer l’autre, / jamais, vraiment ». Quelques années plus tard sur un cahier, cette note datée d’un 11 décembre : « Voir dans ancien cahier — : ai toujours admiré les hommes qui avaient plein de femmes. / Cela doit être ainsi lorsqu’on est l’enfant d’une femme / insatisfaite / La monogamie est une idée creuse ».
Un grand nombre de notes nous apprennent la formidable ténacité que Marilyn a mise pour perfectionner son jeu d’actrice. « Rien ne doit s’interposer entre moi et mon rôle — mon émotion, concentration / Sentir seulement qu’on se débarrasse de tout le reste / mon esprit parle / Pas de regards / le corps seulement / laisser aller — sentir le visage / l’esprit/ l’âme / Pas de pose / Écouter le corps pour l’émotion / Écoute avec les yeux / Flottement / Tension / Relâchement / aucun frein… ». Mais les textes les plus forts sont ceux où elle fait état de ses craintes de devenir folle, comme l’ont été sa mère et sa grand-mère, où évoque les conditions terribles de son internement psychiatrique et lance des appels pathétiques à ses amis pour qu’ils viennent la délivrer, et où elle se livre à une auto-analyse impressionnante d’acuité qu’elle communique dans des lettres à ses psychanalystes. Le 2 mars 1961, près d’un an avant sa mort, elle tape à la machine deux très belles lettres et poignantes au Dr Ralph Greenson. Elle y parle de la lecture qu’elle vient de faire de la Correspondance de Sigmund Freud et dit avoir fondu en larmes devant le portrait de Freud figurant à l’intérieur du livre. « Je vois une lassitude mélancolique sur son beau visage (…) J’aime son humour douc et triste, son esprit combatif qui lui étaient consubstantiels » (à faire lire à Onfray). Elle termine ainsi sa première lettre : « Je sais que je ne serai jamais heureuse, mais je peux être gaie ! Vous vous souvenez que Kazan prétendait que j’étais la fille la plus gaie qu’il ait connue, et il en a connu ! Mais il m’a aimée pendant un an et une nuit où j’étais très angoissée il m’a bercée jusqu’à ce que je m’endorme (Est-ce Milton qui a écrit : “les gens heureux ne sont jamais nés” ?»
Pouvoir des mots, force des images. Notamment quand mots et images se confrontent, s’opposent, de complètent, s’enrichissent, pour exprimer une même réalité. En l’occurrence, le mystère d’une personnalité et d’une vie. Les écrits de Marilyn sont accompagnés de plus d’une trentaine de photos signées de grands photographes de son temps. 1943, le jeune Norman Jeane en short, rayonnante, au bras de son mari matelot, Marilyn posant avec un livre à la main, lisant Ulysses d’un air concentré ou contemplant une sculpture de Degas, dansant avec Truman Capote, discutant avec Lee Strasberg… Souriante toujours. Sinon heureuse, gaie toujours. Mais il y a cette photo de couverture du livre que j’évoquais au début. Cette autre, sa préférée, prise par Cecil Beaton le 22 février 1956 à New York, sous laquelle, elle aurait pu inscrire la légende : « les gens heureux ne sont jamais nés ». Et celle d’Avedon, inédite, que nous publions en couverture de ce numéro d’art press, une des plus émouvantes, des plus belles. Le sourire a disparu. Ce n’est plus la star qui livre et donne à admirer son corps « à l’océan, au ciel, au monde entier ». C’est une femme au regard perdu, belle, désirable comme jamais. Fragment d’un de ses poèmes, non datés : « Seuls quelques fragments de nous / toucheront quelques fragments d’autrui. / La vérité de quelqu’un n’est en réalité que ça. »
Avedon, évoquant son travail en studio : « Parfois l’intensité atteint une telle force que le studio devient silencieux. Le temps s’arrête. Nous partageons un moment bref d’intense intimité ».
Le livre, Fragments, écrits et photos, nous donne à partager, mais en le prolongeant en nous, au tréfonds de nous, ce moment « d’intense intimité » dont parle Avedon, avec celle qui écrivait : « oh, paix je te veux — même si tu es / un monstre de paix ».