Livres, Philosophie
Louis Althusser: le retour?(Althusser et nous. Vingt conversations)
Ils sont vingt. Tous philosophes ou pour le moins anthropologues. Vingt qui, au temps où ils fréquentaient la rue d’Ulm, étaient communistes — des communistes plus que critiques. Vingt qui furent parmi les meilleurs élèves de Louis Althusser ou ont pour le moins suivi son cours sur Rousseau. Vingt qui partagèrent son amitié intelligente et généreuse. Vingt en somme dont Althusser fut le caïman vénéré en cette ENS de la rue d’Ulm vers laquelle beaucoup dans le monde avaient les yeux tournés. Vingt qui connurent dans cette même ENS des années d’enchantement et virent passer Foucault, Derrida et Lacan. Vingt enfin dont Wald Lasowski recueille aujourd’hui les témoignages à propos de celui qui fut, avec l’Italien Gramsci, le plus grand interprète de Karl Marx au XXe siècle.
Quelle belle idée que de ramener ainsi à la surface le profil, la personnalité, la pensée de celui qui fut un pôle de séduction intellectuelle avant que d’assassiner sa femme Hélène dans un moment de délire furieux. N’importe comment, l’œuvre d’Althusser nous reste et il n’est pas exclu que ses thèses fassent aujourd’hui l’objet de nouveaux débats. Les témoins ici interrogés s’accordent sur deux points au moins. D’un côté, dans un rôle de répétiteur qui statutairement était de second rang, Louis Althusser fut un véritable maître qui, pendant vingt années, se tint à la disposition de jeunes gens prometteurs, annotant leurs écrits et réflexions d’abondants commentaires et fondant ainsi une école mais une école de caractère très libre. À tel moment crucial, aux alentours de 68, ces jeunes gens se nommaient Balibar, Macherey, Duroux, Rancière, Regnault, Establet (ce dernier absent du volume). Ils formaient l’escadron de combat de leur aîné dans la lutte que celui-ci menait, de l’intérieur même du P.C.F., contre les théories périmées que défendaient les officiels du parti. Être althussérien rue d’Ulm, c’était donc militer au sein de la cellule des étudiants communistes normaliens à coup d’idées neuves lancées contre les officiels de la place du Colonel Fabien. Et tout cela depuis un espace réduit et peu confortable (“c’était sinistre”, dit l’un d’eux)mais qui faisait de Paris la capitale internationale de la pensée.
Avec Althusser, le marxisme se fit succession abrupte de ruptures. Celle tout d’abord que l’on identifie chez Marx entre les Manuscrits de 1844 et le Capital : ce qui sera à jamais pour les althussériens la fameuse “coupure épistémologique”. Ensuite, il y eut la grande scission d’avec la phénoménologie sartrienne, et ce compris la fin du sujet. C’est là que Michel Foucault rejoint Althusser en répétiteur qu’il est devenu lui-même pour un temps. Rupture encore que celle opposant une science toute marxiste aux idéologies, hauts lieux de la reconnaissance illusoire et de la méconnaissance. Tout cela porté par un insatiable producteur de concepts, un homme qui s’informait de tout ce qui concernait la pensée. Par ses cours et articles, Louis Althusser met encore à l’honneur Machiavel, Spinoza, Montesquieu, Rousseau. Il lance la collection “Théorie” chez Maspero, où paraît Lire Le Capital dont le retentissement fut énorme.
De l’homme Althusser, Wald Lasowski laisse un portrait en grand charmeur : “Svelte, d’une grande force physique, l’homme est féru de tennis, de cyclisme et de football. Discret et mystérieux, visage mélancolique et cigarette aux lèvres, il alterne entre humour vif et écoute attentive, glisse un sourire à ses élèves de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, où, agrégé répétiteur et secrétaire de la section de Lettres, il enseigne de 1948 jusqu’à 1980.” (p. 11-12) Pour Étienne Balibar, ce qui définit le mieux la personnalité altussérienne est l’association absolue de l’existence et de la lutte, et ceci jusqu’au tragique. Ce que Maurice Godelier confirme à sa façon en notant que, pour lui, Althusser avait plus d’ironie que d’humour. De son côté, Pierre Macherey relève que cet ultramatérialiste “était obsédé par des schémas venus de la religion et de la théologie.” (p. 183) Pour sa part, Philippe Sollers pointe le maniaque dépressif chez celui qu’il fréquenta beaucoup au temps où Lacan et Althusser faisaient tandem. Viendra bientôt le moment, glisse en passant le même Sollers, où Mitterrand se chargera de liquider le P.C.F — comme aujourd’hui Hollande le fait avec le P.S.
Félicitons Wald Lasowski du beau et précieux volume qu’il nous donne. Les vingt portraits réunis sont passionnants à lire et doivent beaucoup à la pertinence des questions que l’auteur pose avec précision et sans complaisance. Il tire ainsi le meilleur d’une mémoire collective et relance à bon escient les problématiques qui ont scandé le travail d’un philosophe essentiel. Et c’est miracle : chaque contributeur semble apporter la pierre nécessaire à ce qui est une statue vivante. Revenons donc aujourd’hui à la pensée d’Althusser non pour la redire mais pour la transformer.
Aliocha Wald Lasowski, Althusser et nous. Vingt conversations, P.U.F., mai 2016, 360 p., 21 €