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Jacques Henric : Boxe

Jacques Henric : Boxe, Seuil, coll. Fiction & Cie, 228 p., 18 euros.

D’où ça part l’existence, d’où ça part l’écriture ? ça part d’un combat, vieux comme le monde, d’une dissonance, d’une sensation de vide, d’une interruption, d’un fondement ou d’une substance qui se perd, d’un blanc, d’un court-circuit de la conscience, d’un handicap et d’un défi, d’un ring , d’une arène et d’une nuit entière à échanger des coups, comme Jacob et l’Ange.

Jacques Henric n’a jamais écrit à partir d’un procédé convenu, mais à partir d’une vérité étroitement liée à des expériences vécues, abruptes. A partir de ce que Léon Chestov appelle un texte zéro, traumatique. Un événement – même minime – a surgi du dehors et a gagné une existence. Il servira de point d’appui au récit. Dans Boxe c’est un coup de poing que Jacques Henric, jeune adolescent chétif, a reçu et qu’il n’a pu parer, qui sert de déclencheur à la question posée par ce récit : un corps ne naîtrait-il que dans l’instant où il est blessé, humilié ?

(…) il m’a mis son poing dans la figure. Pas eu le temps d’esquisser le moindre geste de défense. Mon bras droit, pourtant libre – je tenais ma sacoche dans la main gauche – est demeuré ballant, sans réaction, mort (…) Le grand escogriffe s’est contenté de rire, de ce rire idiot qu’on lui connaissait, et il est parti en courant (…) Ce n’était pas un bras pesant un poids de plomb qui pendait à mon flanc, mais la sensation de son absence soudaine, ou plutôt la présence d’un membre fantôme.

Comme Baudelaire, Henric partage la passion des images, autrement dit du corps, ses écrits y puisent leur énergie. Les images qui forment des séquences ne sont jamais abstraites mais toujours ancrées dans la réalité, comme celle qui inaugure le choc sans réplique du coup de poing subi et qui s’oppose, par contraste, à une photo du boxeur Jean-Marc Mormeck, The Marksman, le tireur d’élite selon les américains.

Photo datée du 6 juin 2013, 17h 40. Cour de la Fabrique. L’homme est pris de dos (…) Sous la chemise de lin blanche, on devine un corps d’une puissance inhabituelle. La finesse de la taille fait ressortir la largeur des épaules. Les muscles dorsaux, trapèzes et deltoïdes, saillent sous le tissu. L’homme a le crâne rasé, peu de cou, deux sillons profonds dans la partie inférieure de la nuque en accentuent le volume.

Boxe est donc né d’une rencontre, entre deux corps, deux dépenses, celles de l’écrivain Henric et du boxeur Mormeck et de cette amitié, ce sont de multiples singularités – romanciers-boxeurs, boxeurs romanciers – qui apparaissent à travers de grandioses et pathétiques portraits au destin plus voyou que voyant. Il s’agit, en effet, de comprendre ce qui peut entrainer deux boxeurs à vouloir se faire le plus de mal possible, sans que la haine – cette passion triste – ne soit le moteur de leur combat.

Comment le jeté-au-monde peut-il se lancer contre le monde, contre le chaos (qui met K.-O) du monde et sa chute hors du temps, et comment tenir dans la véridiction (Michel Foucault), dans l’épreuve du vrai selon Kierkegaard ? Toutefois, le ring n’est pas la scène de l’écriture et la boxe ne s’offre toujours pas à notre entendement. L’écrivain ne risque pas sa peau à chaque ligne qu’il écrit. Sa grimace – celle qui dit la vérité cachée – peut faire tomber les masques de la comédie sociale mais un boxeur, lui, passe physiquement sous l’œil et surtout les coups du dragon. Combien sont morts, en effet, sur le ring, combien connurent des comas profonds dont ils ne sortirent jamais, combien finirent aveugles ou fous, en prison ou sous les ponts ?

A chaque reprise d’initiative, il y a l’image, bien cadrée (pré-écrite) prise dans un bloc de silence, puis, il y a la capture par les mots, les phrases, les citations et les références toujours multiples dans l’œuvre de Jacques Henric. Les séquences se découpent comme une eau-forte avec une mordante netteté. Le récit, proche d’une enquête minutieuse sur les combats et les destins des grands pugilistes de l’histoire de la boxe, déjoue en le surplombant tout le nappé plat du romanesque. Les vingt et un chapitres forment un arrêt fluide sur images. Et une question insiste, d’une page l’autre : faut-il donner du sens à l’événement, à l’existence comme événement ? Oui si cet événement s’inscrit dans une singularité, un tranchant, un excès. Lecteur attentif depuis toujours de Georges Bataille, Henric (qui a souvent cité cette phrase de Melville : J’aime tous les hommes qui plongent) est un écrivain qui pense sa dépense, et pense la dépense de ceux qui mènent un combat, qu’il soit spirituel ou physique, mondain ou marginal. Il faut y aller, en effet, dans le vide, dans la démesure et au combat, dans une mise à nu des muscles et des nerfs du langage. Il s’agit bien, sur le ring comme sur la page, de défendre sa peau, d’échapper à la clôture du renoncement, de livrer bataille d’hommes et combats spirituels, de choisir le polemos ou l’agôn.

Bataille de corps. Bataille d’âmes. Même violence dans le K.-O d’Ali et dans celui de l’autre prêtre bernanosien, l’abbé Cénabre, dans « L’Imposture » ? Dans les deux cas, un imposteur a-t-il pris possession et d’un corps et d’une âme ? Dans les deux cas, Satan aux commandes ?

Ce récit se fait « avec » et non pas « sur », son excès tient sur la ligne de rencontre entre un monde intérieur – celui de parole et de l’écriture – et celui de l’espace hors-langage de la frappe. Boxe (et non pas « la » boxe), préoccupé par le sens à donner aux problématiques du corps, du mal ou encore de la violence, se nourrit d’une physique des chocs. On entend les eaux du cœur, des muscles, des peaux qui retrouvent leur primitive violence, celle du temps des cataclysmes et des guerres. On entend, tout autant, un risque de langue, un dévoilement critique, un foyer d’écrits et de biographie, confrontés à l’opacité des vies précaires, des vies souveraines.

 

Pascal Boulanger