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Lettre à Casimir

Permets ces quelques lignes bien innocentes venant d’un naïf que les chemins de vie ont conduit vers un ailleurs. Et qui confesse n’avoir pas assez lu les exégètes, linguistes et docteurs de la langue. En d’autres termes, un laïc grignotant son quignon de littérature sur les bords d’un chemin de Compostelle.

Tes questionnements sont néanmoins au centre de ma vie de poète et de médecin en intime convergence.  Parce qu’écrire, c’est avant tout, par l’art de la langue, toucher à un plus haut. Parce que vivre en poésie, c’est, quelque part, soigner un peu les maux de notre condition humaine. Parce qu’enseigner, c’est éduquer (ex ducere), élever.

Tu n’as pas voulu être enfermé dans l’histoire des lettres.  L’adage,  le texte avant tout ! a été le pivot de tes intérêts. Qu’importe en effet si Villon a tué, si Balzac avait des maîtresses, si Rimbaud devint marchand d’armes, si Verlaine était alcoolique, si Apollinaire fut trépané !

Seule compte l’intensité de leurs œuvres. De même les tensions entre Michel-Ange et Jules II, les pérégrinations de l’hyperactif Léonard, les crimes supposés du Caravage, le rejet des impressionnistes, les pulsions de Picasso ne sont peut-être qu’anecdotes pour une vision people dans l’histoire de la peinture. Même s’il est vrai que les aléas de la vie ont conditionné tous ces êtres.

L’artiste mène tous ses rêves de silence et de musicalité dans le fracas de sa forge et quand l’objet est forgé, on éteint la forge, on ne montre pas le feu. (Bachelard)

Oui, la littérature est art de la langue. Écrire, c’est être à la faille des mots, là où se crée l’étincelle, l’image nouvelle. C’est être à l’écoute de leurs synapses. C’est malaxer le verbe, c’est rechercher, à l’interface de son conscient et de son  inconscient,  la part de Dieu (Gide), cette chose a priori indicible mais qui s’écoule par magie dans le fût d’une plume. Les surréalistes l’ont bien compris ; les Anciens et leurs muses l’avaient appréhendé depuis longtemps déjà. Le poète est une manière de prêtre au langage sacré.  Lui qui naît avec cette cicatrice : Non fiunt poetas. Nascuntur (on ne devient pas poète, on naît poète).

S’il est certain qu’un labeur incessant est utile et nécessaire (cent fois, remets sur le métier ton ouvrage), si la justesse millimétrique d’un Flaubert est aux avant-postes, si la finesse d’un Ingres est le fruit d’un incessant travail, si la rigueur « mathématique » de la composition musicale est de mise, on ne peut nier le don inné de Mozart, la puissance naturelle d’Hugo, l’intuition terrienne d’un Ramuz ou d’un Giono, la faconde spontanée de Pagnol,  l’intuition du clair-obscur chez un Fantin la Tour. Ora (dialogue avec les dieux) et labora (sur ton enclume) : l’incontournable  marque de naissance (ce capital génétique, dirait-on  actuellement) verra, au gré de l’acquis, si le terreau porte la rose.

Littérature et beaux-arts sont sillons de vie, non par ce qu’ils exposent mais par la manière dont ils expriment les thèmes choisis. Comme tu le dis souvent, l’intrigue de Madame Bovary est désolante de banalité. Une grande partie des romans et des pièces de théâtre ressassent les mêmes thèmes de l’amour, du pouvoir, des intrigues humaines que nous lisons à satiété dans les quotidiens. Là ne réside pas l’art.

Une cathédrale de Monet ou de Niquille n’est pas belle parce que c’est une cathédrale, mais parce que tons, textures et reflets pour l’un, faux-plats et perspectives pour  l’autre, entrent en subtiles cohérences. La cage de Prévert nous enchante, non parce qu’elle est cage ou parce que l’oiseau est joli, mais parce qu’en sa simplicité, son rythme, son innocence, elle est devenue magique.

En d’autres termes, l’essentiel n’est pas dans l’intrigue du roman, le sujet sur la toile, mais dans le style des créateurs. Dans leur manière personnelle de malaxer la matière, dans leur personnalité, leur fougue ou leur noirceur. Pour exemple, Le Cri de Münch, toile bâclée, en un siècle qui a vu des boisseaux de morts et d’angoisses, mais qui, dans son réalisme et sa lapidaire cruauté, résume un monde intérieur.

Ce qui est donc intéressant, et je te rejoins dans ta citation de Barthes, ce n’est pas l’engagement politique de l’écrivain qui, après tout, n’est qu’un « monsieur » parmi d’autres… mais le travail de déplacement qu’il exerce sur la langue. Tant de penseurs, théologiens, scientifiques, ethnologues, sociologues etc. sont plus compétents dans l’univers des théories, études, concepts… Ils utilisent la langue véhiculaire pour expliquer leurs pensées. Mais ils ne sont pas des artistes de la langue.

De ce point de vue, on peut s’étonner que Pascal soit dans le corpus de la littérature et non dans celui des idées. On a un peu tendance à mélanger, à mon sens, les domaines de la philosophie, de la politique, de la critique à celui de la création littéraire. 

Comprendre ta démarche m’est apparu vital: viscéralement attachée au texte, elle fait axe au monde artistique de l’écriture.  En partant des œuvres, de la matière intime dont elles sont façonnées par les chercheurs de mots, de rythmes et d’images. Au-delà d’une chronologie factuelle et d’anecdotes vaines que l’on a voulu nous imposer. Tout cela, bien entendu, sans occulter les repères historiques et sociaux qui sont non seulement filigranes mais portées de notes.

Ces phrases en tessons, aussi modestes soient-elles, ne sont que miroir à ta manière de voir. Elles ont mûri dans le chair d’un simple, d’un inculte, de l’amateur que je suis. Sans doute sont-elles aussi le fruit d’un enthousiasme (en theos : dieu intérieur ) dont tu fus le porteur de feu.
                                                                                       
                       En hommage à Casimir Reynaud
                       qui fut mon professeur, maitre et ami
                      
Extrait de Claude Luezior, Une dernière brassée de lettres.