Ceci n’est pas un roman (ou à peine). Ceci est un cri. C’est sûrement ainsi qu’il faut aborder ce récit, le septième de l’écrivaine tout juste cinquantenaire, née à Orléans d’une famille martiniquaise, pourvue d’un doctorat de l’Université d’Etat de Louisiane à Baton-Rouge et qui enseigne désormais à l’Université d’Etat de Pennsylvanie (Penn State). Une lecture de Louisiane par l’auteure (par ailleurs performeuse) à laquelle nous avons eu le privilège d’assister récemment rend plus qu’évidente l’oralité de ce texte.
Verbatim. Avant la plantation, on s’est arrêté à une station-service et j’ai marché vers des maisons massées contre un champ de coton. Je n’avais jamais vu un pied de coton d’aussi près. Dans les films d’époque, on ne nous montre pas le ramassage en détail, les paumes à cran, les doigts qui à force saignent et le pus qui gicle des ongles. J’ai dégrafé un flocon et l’ai serré dans le creux de ma main. C’était léger, ça ne pesait rien, et pourtant, c’étaient tous ces pompons-là qui avaient fait le Sud et la gloire des maîtres. C’était bien d’eux que les maîtres rêvaient lorsqu’ils prenaient sommeil, peinards, sur leur galerie ombragée, peinards et saufs, peinards et saufs (p. 75).
L’extrait ci-dessus, pris au hasard dans le livre, illustre bien en quoi le réalisme cru du propos est non pas trahi mais en quelque sorte décalé par la magie du verbe. La réalité est bien là, elle ne se fait pas oublier ; en même temps le lecteur sent autre chose, qui tient à l’écriture, à l’enchaînement des phrases courtes, aux images qui se juxtaposent et se contredisent d’une phrase à l’autre : une banale halte dans un station d’essence ; les travailleurs des champs à la peine ; les maîtres et leurs privilèges.
Ce court extrait fait également apparaître une autre caractéristique de l’écriture de F. Kanor, un jeu avec le vocabulaire qui consiste à utiliser certains mots dans un sens inattendu. Bien que « flocon » s’emploie parfois à propos du coton sur pied, « pompon » ne l’est pas (même si, évidemment, on peut faire des pompons avec du fil de coton). De même « dégrafer » n’est pas le verbe qu’on utiliserait spontanément pour la cueillette.
On se plaît également à découvrir sous la plume de l’écrivaine des termes rares comme « avalasses » (trombes d’eau), « poulotter » (cajoler, s’agissant ici d’une automobile), « encaquer » (mettre des harengs dans une caque, ici entasser des esclaves dans la cale d’un bateau négrier), « abecquer » (donner la becquée, à propos d’une mère qui élève seule son fils), « chalouper » (« chalouper ensemble » pour compagnonner) ; « gourmer » (au sens de se démener), « escabelle » (petit tabouret), … Des tournures aussi, comme dans l’extrait ci-dessus « prendre sommeil », ou « pour si en cas » (au cas où), etc.
Tout cela procure un véritable plaisir de lecture, ce que l’on retiendra avant tout de ce roman qui nous attachera moins par son intrigue. Il est construit en effet comme une série de tableaux présentant divers aspects de la vie des Noirs du Sud, plus précisément ceux de Tremé, un quartier de la Nouvelle-Orléans où F. Kanor a vécu pendant trois ans. Un côté documentaire qui pourra passionner les lecteurs découvrant cette réalité, sans doute moins ceux qui ont déjà été en contact avec elle, fût-ce de manière superficielle.
Ce livre est un cri, écrivions-nous pour commencer. Il est lourd d’une protestation contre la condition des Noirs américains dont on mesure toute la portée à la lumière des incidents tragiques qui font, ces temps-ci, l’actualité des Etats-Unis.
Fabienne Kanor, Louisiane, Paris, Rivages, 2020, 208 p., 18,80 €.