Publications

Le retour des fantômes

Dans mon récit la Balance des blancs, le je qui écrivait se félicitait d’avoir balancé un certain « fatras occidental » qui lui pesait et dont une bonne part était composée des engagements politiques qui avaient mobilisé son adolescence et un long temps de sa vie d’adulte. Comme Céline à la fin de Bagatelles pour un massacre (mais le fatras dont il a à se débarrasser, lui, est autrement plus lourd, plus terriblement accablant : sur des centaines de pages son insensé délire contre les Juifs), ému par le souvenir d’une jeune Russe, Nathalie, voit s’éloigner toutes les figures qui avaient occupé la scène de sa vie passée et de son monstrueux pamphlet. « Cela suffit au fond ces trois mots qu’on répète : le temps passe… cela suffit à tout (…) Et puis voilà, ils deviendront tous fantômes ». Il en fait la liste. « …tout ça partira fantômes… on les verra sur les landes, et ce sera bien fait pour eux… ». Comme Céline, le je de mon récit voit virer fantômes ceux qu’il a côtoyés trop longtemps dans d’improbables combats. Or voilà que, lisant les Lettres à Hélène, d’Althusser, à sa femme, le je qui écrit ces lignes aujourd’hui les voit rappliquer les fantômes. Ils ont nom, pour moi, Duclos, Laurent Casanova, Kanapa, Wurmser, Garaudy, Waldeck-Rochet, Marchais… Dire que celui que Bernard-Henri Lévy, dans la préface à cette correspondance, désigne comme « un des plus grands philosophes du 20ème siècle » a eu lui aussi, mais plus longtemps, plus intimement que moi, à fréquenter ces hommes politiques gravement compromis dans le stalinisme, ces « penseurs » médiocres, à avoir à les considérer comme des interlocuteurs valables, quasi comme des égaux, à subir leurs humiliations. Le paradoxe, c’est que pour beaucoup de jeunes intellectuels communistes, critiques à l’endroit de la vieille génération de staliniens qui tenaient le Parti entre leurs mains, c’est sous l’influence d’Althusser, de ses livres, qu’ils quittèrent après de vains affrontements ce Parti, alors que leur héraut, lui, continua, dans la déréliction, à lui être fidèle. Il est dommage, à ce propos, que les lettres d’Hélène, l’épouse n’aient pas été publiées (perspective d’un trop gros volume), elles auraient sans doute apporté un éclairage sur le rôle qui fut le sien dans la nature du lien qui attacha Althusser au communisme en général, au parti communiste en particulier, et bien sûr, à elle-même qui partagea sa vie et qui finit, comme on l’apprit avec stupéfaction, étranglée par lui ce jour du 16 novembre 1980. Une femme, cette Hélène Legotien de son vrai nom d’origine juive Rytman), ou une mère très sévère ? N’allait-elle pas jusqu’à surveiller la correspondance de son Louis ? (Sollers me racontant qu’elle lui avait renvoyé un ensemble de lettres qu’il avait adressé à Althusser, lui signifiant qu’elle avait jugé que leur contenu aurait été préjudiciable à la santé…).

 

Comment lire aujourd’hui ces lettres à celle qu’il appelle tendrement « Mon Chourin », « Ma Choubinette », « Petite tête de Choucha », sans avoir à l’esprit la tragédie de l’assassinat, sans tenter d’en trouver les prémisses, d’autant que tout ce qui concerne les débats politiques et philosophiques occupe une place modeste dans cette correspondance. Il y est plus souvent question de voyages, d’organisation de la vie quotidienne, de ses rapports avec les psychanalystes qui l’avaient pour patient. Des signes inquiétants de cette dérive vers ce que des proches du couple, témoins des conflits dont le couple était traversé, n’étaient pas loin de juger comme une issue inéluctable ? Déjà, le fait qu’à trente ans, Althusser était encore puceau et qu’à peine dépucelé, il se voit contraint de filer à sainte Anne pour se faire soigner ; sa folie, ses bouffées mythomaniaques, sa maniaco-dépression qui le conduit à une thérapie de choc, les bien-nommés électro-chocs qu’il nomme « chocs »  par euphémisme dans sa correspondance et qui, à chaque nouvelle séance, le délabrent un peu plus  mentalement et physiquement ; la dépendance à ses psys (n’est-il pas à demander à l’un d’eux, Diatkine  — significativement spécialiste des enfants… —  l’autorisation de rencontrer tel dirigeant politique communiste); ses paniques devant ses proches, notamment Hélène à laquelle il dit redouter « l’épreuve catastrophique de la présence » ; enfin l’aveu, dans une des dernières lettres, au ton pathétique, l’aveu de « cette chose affreuse » qu’il lui a fait vivre et la prémonition de ce qui allait arriver :  ce piège d’une « force actuellement plus forte que moi ». Si forte qu’elle le conduira au pire.

On comprend la question lancinante qui revient dans le texte de Bernard-Henri Lévy : comment un penseur de haut vol, maître à penser d’une génération, théoricien de l’histoire comme sujet sans procès, a-t-il pu, étant atteint de folie, mener une œuvre philosophique ayant son assise sur la raison et d’où la dimension de la subjectivité, de ses déraisons, était radicalement exclue ? Les lettres n’éclairent en rien ce mystère. Elles ne rendent pas plus compte des enjeux politiques de son combat à l’intérieur de parti communiste dont je fus, parmi d’autres de mon âge, à la fois le témoin et un des modestes acteurs et qui me conduisirent à la rupture avec ce parti. Une relecture de ses essais philosophiques eux-mêmes et de son autobiographie, rédigée après le meurtre, sont indispensables. Mais au fait, une question : « un des plus grands philosophes du 20ème siècle » écrit Bernard-Henri Lévy ». Le lit-on encore aujourd’hui ? Le marxisme ? Que reste-t-il de ses enjeux ? L’histoire  est passée, le Goulag, le Cambodge, la Révolution culturelle chinoise…, toutes ces tragédies… Qu’est-ce que les livres d’Althusser ont à nous apprendre sur celles-ci? Et sans doute pas plus sur nos démons et nos drames intimes. Né dans un catholicisme politiquement droitier, le « tala » (celui qui va-t-à la messe) de l’E.N.S., foin de ses psychanalystes, retrouve à la fin de sa vie, son ancien  directeur de conscience, le vieux pétainiste Guitton, qui l’emmène voir les « petites soeurs de Jésus » et qui lui fera retrouver, après la tragédie, le chemin de sa foi ancienne. « Nous avions un maître », écrit nostalgiquement Bernard-Henri Lévy.