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Le petit taureau breton

Guy de Maupassant

Contes et Nouvelles

Quarto Gallimard

 

Parmi les raisons que je puis avancer pour vous convaincre d’acheter et lire le volume Quarto Maupassant qui vient de paraître, il y a bien sûr le fait qu’il contient mille huit cents pages de textes qui constituent, à mes yeux, la part la plus riche de l’œuvre, à savoir ses Contes et Nouvelles. Avec ces brefs récits destinés aux journaux et revues de l’époque, dont le Gaulois et le Figaro, Maupassant apporte la preuve qu’il est un des grands maîtres français de la forme brève. La contrainte de faire court fut pour lui une exigeante école d’écriture. S’il y avait eu, comme aujourd’hui aux États-Unis, des universités où apprendre le métier d’ « écrivain », Maupassant aurait été un précieux collaborateur de ces sortes de boîtes à bac pour futurs pisse-copie. Néanmoins, la preuve peut être faite que, pour gagner sa vie, alimenter la presse en histoires s’adressant à un très large lectorat populaire n’a pas nécessairement pour conséquence de proposer à celui-ci la consommation d’un écœurant brouet.

 

La vérole, enfin ! la vraie !

La seconde raison, plus anecdotique, qui me pousse à faire la promotion de ce Quarto, c’est le choix judicieux que l’éditeur a fait de l’image de sa couverture : le détail d’un des plus beaux Toulouse-Lautrec, Femme nue assise sur un divan. Une prostituée ? Connaissant la vie du peintre, sa fréquentation assidue des maisons de passe et ses amitiés avec les tapineuses de son quartier — un des points communs avec Maupassant — c’est probable. L’image de ce nu est une excellente introduction à ce que la préfacière du volume, Martine Reid, souligne comme étant la question centrale de l’œuvre de Maupassant : le sexe. Lequel n’est pas que le thème récurrent de la plupart de ses écrits, mais tint une grande part dans sa vie. On sait que le jeune écrivain, probablement à l’âge de 23 ans, a contracté la syphilis, équivalent à l’époque de l’actuel sida. Dans le monde littéraire et artistique de l’époque, ils ne mouraient pas tous, mais, sinon tous, beaucoup en étaient atteints. Maupassant en mourut, et dans des conditions particulièrement atroces. Les Berthe, Mimi, Nini, Bluet, Mademoiselle Fifi, la demi-mondaine Suzanne (« la Première Baiseuse — pompeuse, Gamahucheuse, enculée, etc., etc., d’Europe ») furent ses joies et ses croix. Humour et cynisme du nouveau « plombé »: « J’ai la vérole ! enfin ! la vraie ! pas la méprisable chaude-pisse (…), non, non, la grande vérole, celle dont est mort François 1er… ».

 

Les maîtresses de la terre

Il est d’usage de dire que la fréquentation des putains a fait de ce « petit taureau breton », comme l’appelait Flaubert, musclé par la pratique intense du canotage et de la natation, un macho misogyne. C’est un fait d’époque, les mouvements féministes déjà actifs n’avaient pas encore réussi à faire supprimer les bordels et abolir la prostitution. Il est d’ailleurs probable que notre actuelle ministre Najad Belkacem, farouche va-t-en-guerre épaulée par des élus de droite et de gauche, soit bien dépourvue, de sa rage éradicatrice, quand la bise sera venue d’avoir à constater que le marché du sexe, qu’on s’en réjouisse ou le déplore, continue son millénaire traintrain. Misogyne Maupassant, aussi parce qu’il a commencé par écrire des farces pornographiques et qu’il se plaisait à vanter ses prouesses sexuelles auprès de sa petite bande de copains, à laquelle appartenait son mentor Flaubert ? À la vérité, la lecture de ses nouvelles, comme la Petite Roque, la Maison Tellier, ou ses petits chefs-d’œuvre que sont Clair de lune, la Partie de campagne, Au bord du lit, ou le Baiser, donnent une image d’un Maupassant plus misandre que misogyne. Dans le Baiser, une tante s’adresse à sa nièce qui se plaint de son mari : « Nous sommes, sache-le bien, les maîtresses de la terre (…) Dans la Bible, tu trouves Dalila, Judith : dans la Fable ; Omphale, Hélène ; dans l’Histoire, les Sabines, Cléopâtre et bien d’autre. Donc nous régnons, souveraines toutes-puissantes. Mais il nous faut, comme les rois, user d’une diplomatie délicate ». En tout cas, misandre ou misogyne, si dans sa vie Maupassant n’a étrangement rien d’un rien d’un misanthrope, il est vrai que dans ses écrits, c’est l’humain lui-même qu’il met sacrément à mal. Le tableau qu’il en dresse n’est guère reluisant : bêtise de fond, veulerie, lâcheté, égoïsme, haine rentrée, concupiscence… Avec, pourtant, ça et là, une belle figure d’homme ou de femme qui rédime les péchés et les infamies de l’espèce.

Rupture durable dans la littérature du 19è siècle : fin du romantisme, essoufflement du symbolisme, des Parnassiens et autres adeptes de l’art pour l’art. Avec Flaubert, Zola,Mirbeau, Huysmans, Maupassant, l’injustement oublié Jules Vallès, c’en est fini des grandes envolées lyriques, d’une poésie tartinée de métaphysique, de références à la mythologie. Le peuple, voire le bas-peuple, font leur entrée dans la littérature. Les tragédies — viols, crimes, massacres, incestes, trahisons, vengeances, folies — ne se déroulent plus dans quelque Empyrée ou cour princière mais pour l’essentiel, avec Maupassant, dans des coins de campagne de Normandie. Ses « héros » ? Ils ne s’appellent plus Jupiter, Prométhée, Aphrodite. Ce sont des paysans, des bonniches, un valet de ferme, un curé de campagne, des trouffions prussiens, des ivrognes, des dingues, le travelo Mlle Fifi, des lesbiennes, des prostituées… Et quand il s’agit d’une personne de la « haute », comme on disait, un grand magistrat par exemple, dans la nouvelle un Fou, une belle conscience morale unanimement respectée, c’est à une descente vers le bas, le très bas d’une conscience que nous convie Maupassant, et le récit prend alors une teinte nettement dostoïevskienne.

 

Un meilleur maître

Les écrivains de son temps, y compris parmi ses amis, ont eu tendance à considérer Maupassant avec une certaine condescendance, voire avec mépris  : petit maître, polygraphe doué mais répétitif, intelligent mais vulgaire, dénué d’imagination, un imbécile, un fat (Léon Daudet), une allure de marchand de vin ayant des succès auprès des putes (Edmond de Goncourt)… Que reste-t-il aujourd’hui de ces plumitifs ? En revanche, Morand (auteur d’une belle biographie de Maupassant) : « On ne saurait parler légèrement de quelqu’un qui, dans ses livres comme dans sa vie, se montre toujours un vrai homme » ; Julien Green : « Nous avons beaucoup à apprendre de Maupassant sous le rapport de la brièveté et de la compassion » ; W. Somerset Maugham : « Un meilleur maître que les romanciers anglais » ; Tolstoï : « Je ne connais pas d’autre écrivain (…) qui ait décrit la femme et l’amour avec autant de passion et sous tous ses aspects ». L’essentiel est dit.