Alain Finkielkraut
Et si l’amour durait.
Stock
Paul Audi
Le théorème du Surmâle
Verdier
L’amûr… Ah l’amûr !… « Parlez-moi d’amour ! », ironisait Céline qui, lui, ne voulait parler que « popo » avec ses maîtresses. Pourtant, sans l’amour, la littérature aurait-elle jamais existé, y compris celle de Céline ? Il est, paraît-il, certaines langues où le mot et le concept d’amour n’existent pas, et dans d’autres où ils se prêtent à plus de six-cents variations de sens. On peut, dès lors, se demander quelle littérature a pu naître au sein de ces langues-là. Pour ce qu’il en est de notre espace culturel occidental, comment ne pas être frappé qu’au cours du siècle passé l’amour a été sacrément malmené par les littérateurs. Pour Céline, l’amour ? « L’infini à la portée des caniches ». Déjà Baudelaire : « La volupté unique et suprême de l’amour gît dans la certitude de faire le mal ». Lacan ? « Donner ce qu’on n’a pas à qui n’en veut pas ». Et ce n’est pas chez Proust, Kafka, Musil, Joyce, Aragon, Duras, Klossowski, Bataille, ou Kundera (j’y reviendrai à propos du bel essai d’Alain Finkielkraut) que les amoureux de l’amour (« l’amour aime aimer l’amour », écrivait Joyce), trouveront quelque réconfort. Et puis aime-t-on de la même façon une femme, un homme, Dieu, un pays, son chien, les chocolats… ? Un livre de Paul Audi récemment paru prend à bras-le-corps, si je puis dire, l’inépuisable question de l’amour, de ses mystères et de ses embrouillaminis avec le sexe. Pour mener son analyse, Paul Audi s’appuie sur un psychanalyste et sur un écrivain, Lacan et Jarry. Thèse de Lacan, qu’il résume ainsi : « Quand on aime, il ne s’agit pas de sexe », l’amour étant ce qui supplée au rapport sexuel, lequel n’existe pas. Énoncé de Jarry mis dans la bouche de son héros, André Marcueil, et dont Paul Audi fait un théorème (le Théorème du Surmâle) : « L’amour est un acte sans importance, puisqu’on peut le faire indéfiniment ». Dans l’interprétation inédite du chef-d’œuvre de Jarry que propose Paul Audi, une question, lancinante, revient : « Faisons-nous vraiment l’amour quand nous faisons l’amour ? » Dit plus crûment : aime-t-on vraiment quand on baise ? Ou tout aussi crûment et en collant à l’actualité : l’homme qui veut posséder toutes les femmes pour en jouir sans leur assentiment, disons par exemple un directeur général d’un Fonds Monétaire International, mâle livré à ses seules pulsions et aux exigences immaîtrisables de son bâton-à-physique, pour reprendre l’expression de Jarry, sait-il, ce priapique, que « faire l’amour assidûment ôte le temps d’éprouver l’amour » ? Commentaire de Paul Audi, concernant le Surmâle : « L’amour qui s’éprouve ne recouvre absolument pas celui de l’amour qui se fait ». Le Surmâle n’est pas un séducteur, à savoir un être de langage dont l’approche des femmes passe avant tout par la parole. Il faut du temps (plus que sept minutes dans une chambre d’hôtel new-yorkais !) pour séduire une femme, pour que l’amour naisse et dure. Le passage admirable du roman de Jarry est celui où le Surmâle, redevenant André Marcueil, s’éprend d’amour pour Ellen, sa proie qu’il craint d’avoir baisée à mort, et s’abîme dès lors dans une longue contemplation éblouie de son corps, de ses yeux, de ses oreilles,de ses seins, de son sexe…
Titre du livre d’Alain Finkielkraut : Et si l’amour durait. Comment entendre ce Et si ? Un doute, une question (bien que manque le point d’interrogation), une hypothèse, une supposition, l’expression d’un désir, une réponse à des sceptiques, un vœu ?… Il y a au moins deux (beaucoup plus sans doute) Finkielkraut : l’homme des médias, le philosophe passionné, participant avec fougue à des débats de toute nature (mais que cette voix singulière est précieuse dans le Zeitgeist soumis à la plombante dictature de l’opinion !), et le lecteur modeste, attentif, scrupuleux, éminemment pédagogue, qui se met au service de grands textes pour en révéler l’inépuisable richesse de sens. C’est récemment quatre romans qui sont l’objet de ses analyses. Les auteurs : Madame de La Fayette, Ingmar Bergman, Philip Roth et Milan Kundera. Quatre livres où il est question de l’amour. De quatre auteurs qui, à l’instar d’un Jarry ou d’un Lacan, ne s’en laissent pas compter sur ce qui est le cœur radioactif de toute vie humaine. Pessimistes, ces auteurs ? Disons terriblement lucides, et c’est ce qui rend émouvant la lecture qu’en fait Alain Finkielkraut, attaché au départ à réexaminer une conception de l’amour mise à mal par les coups de boutoir portés contre elle par toutes les formes de romantisme, de sentimentalisme, d’idéalisme, de réalisme, d’ascétisme, d’hédonisme, de pornographie… : l’amour comme « événement pur », pure contingence, extase, « grâce », agapè renouant avec éros (selon le vœu du pape Benoît XVI courageusement cité par Finkielkraut), précarité et pourtant fol espoir de pérennité (Si l’amour durait… ). Mais l’inattendu est que, ses lectures progressant, Finkliekraut me semble gagné par le désenchantement. Il faut dire que clore son essai par un commentaire critique des romans de Milan Kundera, à mes yeux le plus lucide d’entre les lucides, c’était prendre le risque de ne plus être longtemps bercé d’illusions. Le beau, le renversant dans l’amour, ce sont ses débuts ? Les livres de Kundera en évoquent de très émouvants. Ça peut commencer dans le dérisoire, l’incongru, le cru, l’obscène. Chez les dieux comme chez les hommes. Dans son essai sur Ulysse, de Joyce, Philippe Forest rappelle que Nausicaa s’éprend d’Ulysse, surgi nu devant elle, alors qu’il présente un corps horrible « gâté par la mer »*. Quant à Joyce, son amour pour sa femme Nora (qui va durer) a pour point de départ, dans une rue de Dublin, l’ouverture de la braguette de Mr Joyce par Miss Barnacle, laquelle, munie d’un mouchoir, le fait éjaculer dans sa main. Or la branlette donne naissance à un épithalame (« hymne nuptial », précise Forest) dont le chant ne s’épuisera pas avec le temps. Chez Kundera, les aventures tragiques de ses deux héros, dans L’Insoutenable Légèreté de l’être, Tomas et Tereza, si elles ne plongent pas le lecteur Finkielkraut dans l’abattement ni le désespoir, elles le laissent néanmoins dans « étrange état de tristesse paisible, presque heureuse ». Par leur mort, qui seule, ô cruelle ironie, les réunit, le voilà affligé et consolé. J’entends déjà les autres lecteurs, ceux d’art press notamment, à qui j’espère avoir donné envie de lire le livre d’Alain Finkielkraut, comme de lire ou relire dans le même élan ceux de Kundera, déclarer: « décidément, tout ça n’est pas gai ! ». Qui a jamais dit que, hors la mort, il y avait de la gaîté à être « ensemble et séparés ».
* Beaucoup de jours. D’après Ulysse de James Joyce. Philippe Forest. Éditions Cécile Defaut.
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