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DU VIN AIGRE AU VINAIGRE, OU DE LA DÉCHÉANCE SOCIALE DANS LES VINS AIGRES DE GABRIEL KUITCHE FONKOU.

 

Le vin adoucit les mœurs. La vérité ne sort que de l’estaminet. Le mensonge en émane aussi. Le vin apporte des calories, des vitamines, etc. Mais alors, quand notre vin devient aigre

C’est-à-dire du bon vinaigre

Reste-t-il assez intègre

Pour étancher la soif rêche

Des cœurs et des âmes sèches

Qui broient du noir insolent

Chez des êtres indolents ?

C’est ce questionnement inattendu qui apparaît à la fin de la lecture des Vins aigres de Gabriel Kuitche Fonkou. De quoi tout ceci retourne-t-il ?

Les 16 nouvelles – au lieu de 15 comme le prétend l’éditeur en quatrième de couverture – qui composent Les vins aigres jettent pour ainsi dire une flopée de ragots acidulés qui font la trame même de la société des grasslands bamiléké de l’ouest camerounais. Elles rivalisent de ton et de cran pour accrocher le lecteur et lui dire qu’il y a bien des choses à voir ailleurs.

I- RÉSUMÉ DES NOUVELLES

1. Les fiancées de Dubong

      Ainsi, « Les fiancées de Dubong » présente un vieux garçon comme on peut en trouver partout. Son état de célibat avancé est atypique d’une société qui accorde la toute première importance aux enfants, mais aussi aux épouses de tout homme normal. L’auteur le compare à un « arbre svelte dressé sans fierté dans la savane en saison sèche » (p. 9), pour qui « la guigne seule est la cause de ce qui lui arrive » (p. 10). Car ce n’est pas faute d’avoir tenté sa chance auprès des jeunes filles de son entourage. De Kata qu’une secte nuisible et prédatrice détourne de ses charmes, « envoûtée par la prière sectaire et fanatique » (p. 12) à Fadimatou,  « partie [elle aussi] pour être libre de pratiquer la religion de son enfance » (p. 19), voici Prisca : une bonne cuisinière, mais mal fichue d’avoir une langue de vipère et des œillades en sagaies, une véritable brute au lieu d’une bru pour la mère de son fiancé. Tout ceci aura pour but extrême de la faire elle aussi quitter Dubong, qui pour elle est « un gueux sans chic, ni chèque, ni choc, un quidam sans les trois V, villa, verger, voiture. » (p. 19)

Et voici Tresia, refusée pour homicide, puis Cretina, soupçonnée d’une prétendue relation incestueuse avec Dubong. Puis Francica, envolée avec un vacancier prétendument venu de loin. Voilà le sort de Dubong, le malchanceux que la vie a tenu à culpabiliser devant ses amis, aînés et cadets, pour faire de lui la risée d’une contrée où  cette vie s’est toujours vue en fleurs.

2. La bourse

      Un autre malchanceux, c’est Ngando qui débarque à Mbengue dans une situation à la fois triste, surprenante et déconcertante, « en ce jour d’un automne particulièrement triste, mais dont la tristesse était loin d’égaler sa tristesse intérieure » (p. 21). « Avant l’hiver, l’hiver s’était  installé en lui. » (p. 22) Tous ses co-boursiers ont eu leur inscription, excepté lui. Et comme si ce coup du sort ne suffisait pas, il y a récidive l’année suivante, ce qui met Ngando dans tous ses états, avec cette « tête de nègre manifestement spolié de ses droits en pleine ségrégation déshumanisante, de nègre spolié prêt à sauter sur une peau blanche, à la déchiqueter quitte à être par la suite mangé cru, cuit ou rôti. » (p. 24)

Ngando ne peut jouir de sa bourse parce qu’ « une bande bien soudée de larrons en foire ont joué perdant à un moment donné à cause de [lui] », et qui veulent « se venger de lui pour un acte qu’il aurait commis ou pour un autre qu’il aurait omis de commettre. » (p. 33). En effet, il a commis la faute lourde de croire que l’inscription de son nom sur la liste des boursiers était son sésame et qu’il pouvait se passer de ce que tout le monde fait dans son pays malgré tous les discours et les mots d’ordre creux : graisser la patte. Cela étonne-t-il encore dans un pays où même ceux qui sont « si près de la source émettrice de mots pleins d’espoir de changement, d’espoir de ‘‘rigueur’’ et de ‘‘moralisation’’ » (p. 35) sont les premiers à tuer dans l’œuf toute velléité  de changement et tout espoir des pauvres ? Il n’y a  que Ngando et sa famille à y avoir cru, et cela lui a coûté « la bourse ».

3. À un ami resté là-bas

Le fiel trempé continue de délasser le lecteur avec cet enseignant – quel métier stupide et avare dans une république bananière ! – qui raconte ses frasques à Kororo, un point minuscule, voire inexistant sur la carte du pays. Un point où ne peuvent être affectés que ceux qui n’ont personne en haut ou qui n’ont rien, ni dans les poches ni entre les fesses. Ici, les gens ne sont pas comme ailleurs : ils « n’ont pas construit chez eux » (p. 39). C’est peut-être tout à fait normal, puisqu’il n’y a pas d’électricité, et le carburant fait souvent cruellement défaut, sans oublier la mentalité des gens.

C’est pourquoi n’y sont envoyés que ceux qui ont « dispensé des cours dans le privé, parlé sincèrement […], entamé l’édification d’une maison, monté une petite ferme, créé un petit jardin potager… » (p. 40) Nous sommes dans un état qui décourage l’homme entreprenant, punit le fougueux, bâillonne le  hâbleur, et encourage le vice, l’immobilisme et le suivisme. Corollaire : « Est-il possible que l’ont soit très consciencieux  au travail alors qu’on est tout le temps inquiet pour les siens abandonnés par la force des choses à l’autre bout du pays ? » (p. 42) Bien sûr que non, bien que « bonheur accru que bonheur partagé / souci émoussé que souci partagé. » (p. 43)

4. Le rapace

Dans un bourbier nauséabond et répugnant on ne peut devenir que « le rapace ».Voilà l’ironie du sort de la fine fleur du pays où coulent Les vins aigres. Et quel métier de devoir devenir rapace pour avoir droit de survie ! De devoir « accaparer toujours et partout ! » (p. 47) Est-ce cela la pâle figure que représentent les royaumes nègres d’une autre époque dans lesquels nous vivons ? On serait tenté de dire non, par dépit, pour ensuite dire oui, par sincérité.

Voilà une famille d’humbles personnes qui vole en éclats à cause du Rapace qui, après avoir cocufié le pauvre mari, a enfoncé son épouse dans une dette faramineuse ! Bien que « la chèvre de quelqu’un, c’est celle qui revient dormir dans son enclos, peu importe les champs lointains où elle a brouté dans la journée » (p. 53), l’imbroglio était difficile à dénouer, la pilule trop amère à boire. C’est tout simplement le reflet fidèle de la vie de la plupart des petites gens dans nos républiques bananières.

5. In memoriam

C’est très important d’être fonctionnaire dans ce bas monde, surtout là où l’on n’a inventé ni la poudre ni la boussole. Et lorsqu’on accepte de jouer le jeu, est-il vraiment aussi facile d’être ce « grand type », « plein d’honneur et de sous » (p. 57) pour les siens ? Sûrement pas, sinon, pourquoi cette oraison funèbre précoce « in memoriam » de Yaya ? Cet homme qui a joué son rôle de fonctionnaire toute sa courte vie durant, a tout fait pour les siens qu’il a tirés du néant et qui lui doivent tout, malgré ses revenus de catéchiste qui ne se sont dévoilés au grand jour qu’à la fin de sa vie. Mais l’égoïsme du prochain lui rendra-t-il la monnaie de sa pièce ? Ce serait la plus grande désillusion.

6. Vision d’outre-tombe

Les morts ne sont pas morts comme il est de conviction dans l’imagerie populaire et même dans la croyance chrétienne. C’est le cas ici, d’autant plus que « l’égoïsme exacerbé, vieux vin qui refuse de se renouveler dans une calebasse neuve, [est] un puissant ferment du conflit de générations ». (p. 83). La vie de nos jours est devenue un guet-apens malheureux, surtout que peu de gens croient effectivement que les morts ne sont pas morts. Si chacun avait la chance de Moineau, dans « Vision d’outre-tombe » de se voir mourir et après sa mort, très peu de gens mèneraient la chienne de vie qu’ils mènent avant leur mort. L’expérience de Moineau ici est très significative pour que le genre humain recherche la vérité et non la flagornerie, la justice et non la tricherie, l’honnêteté et non la fourberie, le bonheur pour la survie, et non l’anathème pour l’enfer.

 

7. Retournements

« Un vrai Chef ne refuse d’accorder audience à aucune catégorie d’hommes : femme, homme, enfant, pauvre, riche, gueux, notable, roturier… » (p. 91) « Un vrai Chef, comme un sorcier malin, garde son sang froid, appréhende d’emblée la situation, évalue rapidement les rapports de force, trouve aisément le mot juste qu’il prononcera pour ne pas perdre la face. » (p. 92.). C’est pour tout cela que le chef est chef ; le bon chef quoi, le vrai. Pas les Trissotins qui se dressent dru sur les strapontins des royaumes aux abois. Cette sagesse pure et dure a damé le pion à l’adversaire du chef dans l’histoire de son mariage forcé avec une mineure forcée par son veule père à l’épouser dans « Retournements ». Nul ici n’ignore que « la calebasse du chef ne pousse qu’en pleine brousse. » (p. 97). Ironie du sort, celle qui allait assassiner sa jeunesse, sa sagesse et sa tendresse dans une chefferie, la voilà devenue le premier médecin de son village. La malédiction que son vil père obnubilé par son honneur et son égoïsme croyait avoir déversée sur elle, sur sa mère et sur son frère ayant échouée parce que sans fondement, puisque « la malédiction, pour porter, doit être justifiée » (p. 95), nous voici maintenant dans des retournements spectaculaires : l’arroseur arrosé ? Qui a dit qu’il y avait de la honte à être humble ?

8. Festomanie

Même dans une société où les gens, écrasés par le poids de la vie, décident désormais d’organiser des fêtes à toutes occasions, il ne manque pas de mandarins pour tuer dans l’œuf cette idée même de « festomanie », et s’en approprier à la fois la paternité et les jouissances. Ainsi, à la fin de leurs différents cycles de formation, en réalité de « déformation, les jeunes embobinés consentants, fers de lance émoussés, semaient aux quatre coins du pays l’esprit néfaste de la festomanie. » (p. 102) Ceci ne laisse pas les dirigeants du pays insensibles qui, tôt, remettent l’ordre dans les choses. C’est du reste leur devoir régalien.

9. L’air du temps

      Dans « L’air du temps », le snobisme est aux guichets. Ceux qui aiment paraître, faire comme les autres, se donner l’air important, sont battus en brèche. L’humilité est la chose la plus méprisée de nos jours. Les gens préfèrent le personnage à la personne. Pourtant, ce n’est qu’en restant les fesses collées à sa propre place qu’on peut éviter de faire pleurer « sa gourgandine d’épouse » (p. 112)

10. Risques

Maurice Xavier Gonflan l’Elégant, MX pour les intimes, est un jeune professeur de français frais émoulu de l’E.N.S. qui ne s’amuse pas. Le « chaud gars vantard » (p. 114) sera pourtant lui-même la cause de ses déboires, pour avoir fait miroiter devant ses élèves qu’à part lui, ses collègues n’étaient que des tonneaux vides. Ceux-ci le lui rendirent bien, en constituant à part le « cercle des sans diplômes » (p. 114). Gonflant, tout bardé de diplômes qu’il était, avait malheureusement oublié que « sur le terrain, la théorie doit être adaptée aux enfants qu’on a devant soi » (p. 116). Homme bouffi de prétentions, mais un peu humble de cœur, les conseils de son chef d’établissement le rapprochèrent de ses collègues avec qui il enterrera la hache sournoise de la guerre et devra se mettre face à la réalité des choses et de la vie qu’il n’avait pas vécue jusque-là.

Mais tout n’était pas là. La jeunesse de son cœur et de son corps ne l’aida pas à « discipliner sa sensualité débordante. Chaque type de beauté exerçait sur lui un attrait particulier. Il se mit dans la tête qu’il pouvait donner satisfaction à chacun de ses appétits divers. » (p. 118), quitte à en perdre toute autorité sur ses classes. « L’homme a des faiblesses certes, mais il a également des forces, parmi elles celle de savoir qu’il a des faiblesses et de reconnaître ses faiblesses. Et connaître l’ennemi rend possible de le vaincre » (p. 120) Ce n’était ni la conviction ni le désir de Gonflan. Il « chevaucha » (p. 121) un bon nombre de ses élèves, en engrossa un autre bon nombre d’entre elles, hypothéquant ainsi son avenir pourtant radieux au départ. Alors, « Adieu les beaux plans, les beaux rêves : rêve d’élégance dernier cri, rêve d’une voiture, rêve d’un beau mariage, rêve d’investissement dans l’immobilier, rêve de voyage à travers le monde… Tout cela, il fallait bel et bien l’enterrer. » (p. 126)

 

11. Le monarque

« La grosse bûche du foyer qui achève de brûler doit être remplacée, de telle sorte que le feu soit permanent. » (p. 131) C’est ainsi. Un roi ne meurt jamais. Et c’est le sort des royaumes bananiers d’avoir à leur tête des monarques sadiques, conservateurs, cupides, menteurs et libidineux à souhait. Ils s’entourent d’une haie de délations au point où « chacun ruminait des pensées de révolte qu’il n’osait extérioriser, parce qu’il ne savait pas à qui s’adresser sans risque d’être trahi » (p. 137). Mais, vins aigres, chaque chose a une fin, fatalement. Ne soyons jamais sûrs de nous au point de croire que nous sommes devenus des dieux, invulnérables, comme qui ? « Dieu merci, la malédiction ne frappe pas les chefs ». (p. 139)

12. Le banni

« Pourquoi tourner autour de la femme du chef quand on connaît les conséquences d’un tel acte ? » (p. 142) Surtout si l’on est malchanceux ! Et dire que le chef récolte toujours là où il n’a pas semé, et chasse toujours dans les plates bandes des autres. Pourquoi pas ? N’est-il pas propriétaire des hommes et des biens de son royaume ? Tant pis donc pour les malappris qui osent tenir tête au roi. Ils savent à quoi s’en tenir. Il suffit souvent d’un coup de tête ! L’homme de Kegang l’apprendra à ses dépends et, devenu l’ancien homme de Kegang du fait de son bannissement pour avoir été trahi et surpris avec la femme du roi du reste sa fiancée qu’il a proprement dotée, il s’en ira, couvert d’opprobre, les mains nues, vers une destination inconnue, où il « recommencerait à zéro sa vie économique et sociale. » (p. 147)

13. Vengeance de mère

On peut tout faire subir à une mère poule, sauf toucher à son poussin. Tagueu l’a ignoré, et mal lui en a pris. Flattée, persuadée et étourdie par l’affection – feinte de son époux –, Nkache ne pouvait attribuer à ce dernier les nombreux enfants qu’elle avait perdus jusque-là. Mais « une femme cependant a beau être la favorite, elle a beau avoir confiance en son mari, la perte fréquente de ses enfants ne laisse pas à la longue de la troubler. » (p. 150)

Voilà que, mue par un instinct de conservation, elle entreprend de filer et de fouiller toutes les pistes. Très vite elle découvre le genre de mort de tous ses enfants : le totem boa de son époux. Sa décision est prise. Celui-ci paiera si le dernier enfant qu’elle allaite meurt. « [Elle] tuera [son] mari en tuant son totem. L’un ne vit pas sans l’autre » (p. 153). Ce qu’elle fit, mettant ainsi fin à une série de décès aussi brefs que bizarres, pour enfin laisser la concession dans une forme de paix.

14. L’héritier

Le départ d’un homme homme laisse place à un héritier, « celui qui aura la charge de garder la concession, de veiller sur les veuves, de protéger les enfants, d’offrir au nom de tous les sacrifices aux crânes et aux résidences de Dieu. » (p. 161). Mais tandis que certains enfants peuvent abandonner l’héritage sans sourciller, beaucoup d’autres n’attendent que le décès de leur père – s’ils ne précipitent pas ma mort de celui-ci – pour refaire une nouvelle vie dorée sans bourse délier. C’est le cas de Jouondzo : « Si je succède et que je meurs, c’est mon problème. Ce que je ne peux supporter, c’est que de mon vivant quelqu’un d’autre occupe ce siège. » (p. 163)

Le voilà donc qui usurpe l’héritage et détourne la dernière volonté de son défunt père. Celui-ci, dépité, vient chaque nuit le chasser de sa case, de son lit, et le tape, le tape, le tape. (p. 167) Qui l’a autorisé à dormir sur son lit ? À coucher ses femmes ? À parler fort dans sa concession ? À se faire passer pour le père et à se prendre pour le nombril du pape ?

Ce qui devait arriver doit arriver. Bien qu’ayant bouffé la dot de ses sœurs non encore mariées et ayant vendu une bonne partie de la concession, il ne fera rien de tout cet argent, à part aller de guérisseur en guérisseur, pour soigner le mal miraculeux qui le ronge. Il finira à l’hôpital pour y trouver précocement la mort, le ventre ballonné, signe de mauvaise mort, parce que son œil avait été trop long.

 

15. Quelle femme, quelle mère !

Beaucoup de traits humains sont héréditaires. Et si l’on – qui plus est une femme – a la malchance d’être née d’une mauvaise mère, on a beaucoup de chances de devenir soi-même une très mauvaise mère plus tard. Mais la chance parfois soustrait certains enfants de cette malédiction et en fait plutôt de perles aussi rares que chères.

16. Farce

Voici Kankho, « un jeune homme qui, comme tant d’autres, a émigré à la capitale économique […] pour y chercher fortune. Mais dame Fortune a refusé de lui sourire. Et lui, se refuse à retourner au village […] sans pouvoir y afficher les allures d’un homme qui a réussi. » (p. 180). Il annonce alors sa mort à Radio Douala, pour intéresser sa famille à lui. Drôle de façon de se faire important devant une famille pour qui on ne compte plus. Par des temps où ne vaut que celui qui peut être utile aux autres, n’est-il pas grand temps que chacun fasse tout son possible pour être un bon maillon dans la société au lieu de créer l’inédit en ameutant inutilement des gens qui ne demandent qu’à vivre en paix, même sans nous ?

 

     Comme on peut le constater, Les Vins aigres décrit une société en déliquescence avancée, dans laquelle les hommes ploient sous le joug de la guigne comme sous celui des prédateurs comme le rapace, en attendant que viennent un jour des lendemains meilleurs. Mais en dehors de ces histoires toutes tristes en elles-mêmes, comment l’auteur en arrive-t-il à exprimer cette perversion et cette desquamation ?

II- DE L’EFFET SOCIAL ET SOCIETAL DANS LES VINS AIGRES.

C’est justement parce que le vin est devenu aigre, très proche même du vinaigre, qu’il répugne ceux qui l’aiment et aiment en boire de temps en temps. Quitte à les faire mourir de soif. Pourquoi tout ce calvaire inutile, inattendu et dégueulasse ? La vie n’est-elle pas assez difficile comme cela pour qu’on y ajoute cette aigreur acidulée dont on n’a vraiment pas besoin ? Pourquoi doit-on « couver l’œuf d’autrui » (p. 89) alors que ses propres œufs sont à la merci des rapaces et des mandarins ?

C’est justement parce que « chez les mortels on a beau être intellectuel, on ne subit point sans farouche résistance l’assaut pernicieux lancé par le vent du changement contre de vieilles habitudes sécurisantes. L’égocentrisme ne s’est jamais autocritiqué. Il s’est toujours prélassé dans un égotisme tranquille, certain que le miel coulerait éternellement. » (p. 83)

C’est justement parce que certains se sont mis dans la tête qu’il fallait renverser les valeurs et les remodeler pour les besoins de la cause que dorénavant : « en classe, ne te casse pas la tête. Contente-toi d’y aller tous les matins et tous les soirs, car “tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se remplit.”Qui a dit qu’elle se cassait ? Tes professeurs sûrement ! Ne les crois pas. C’est à eux de faire le travail, jusqu’au bout. Le repos, c’est ce qu’il te faut. Pour l’avoir, mets toutes les batteries en marche. Et si d’aventure l’insuccès censure ton année, tu auras au moins la conscience tranquille d’avoir tout fait pour réussir, et tu pourras dire ton “mea culpa”sur la poitrine d’autrui. » (p. 82).

C’est cela la contre « vision d’outre-tombe » d’un halluciné normal.

C’est justement ce qui arrive au terme de pérégrinations incessantes et injustifiées. La sensualité même en devient « semblable à un gigot pris dans un bloc de glace. » (p. 65), parce que certains malheureux sont obligés de manger les restes d’autrui. Pourtant, « il faut que, premier à emprunter le sentier au matin, il en enlève lui-même le rosée. Il faut qu’il débarrasse lui-même son vin d’abeilles mortes. » (pp. 13-14) Et c’est tout le contraire qu’on vit. Fait bien banal, cela se passe « dans le pays où la rumeur prétendait que les annonces de ce genre n’apparaissaient dans la presse que par pure formalité, alors que la liste des bénéficiaires, une liste étroite, était arrêtée depuis fort longtemps. » (p. 26)

C’est justement tout à fait normal, puisqu’« il manque aux gens le moteur principal du processus : la volonté de changer. [Et] des gens dépourvus de cette volonté continueront à se comporter comme avant, jusqu’au jour où, démasqués, ils seront balancés par les fenêtres du train du changement en marche. » (pp. 35-36) En effet, nul ne peut vivre en vase clos, en autarcie, mener une destinée solitaire et s’en sortir, puisqu’on ne peut être à la fois court et grand, gros et mince, faible et fort, sage et bête. Mais voilà ce qui arrive à ceux qui tentent de mettre cette loi de la nature en pratique : « mis en confiance dans un poulailler, Le Rapace le mit à sac, dévorant d’abord les pièces les plus grosses, puis les moyennes, puis les petites. Les minuscules même ne furent pas épargnées. Et quand le trésor commun se trouva jusqu’à la dernière poussière d’or transvasé de la caisse commune à sa caisse personnelle émaillée de gros trous ironiques, il opposa aux gagne-petit un féroce regard de Rapace et un menaçant silence de Rapace. […] Le Rapace avait été fidèle à la consigne chère aux êtres de sa race : accaparer toujours et partout. » (pp. 46-47) Comment peut-on vivre, mieux, survivre dans un climat et un pays pareils et prétendre au bonheur de boire du vin frais ?

C’est justement pour tout cela que personne n’est plus surpris. Dans ce pays on voit « les Fonwè qui bouffent et ce sont les Fonkou qui défèquent », pour offrir au monde des modèles tels Le Rapace qui « avait les pieds posés sur des châteaux de dettes et sa tête touchait la voûte du ciel, […] plein comme un cochon castré, viande cuite qui ne craint plus le couteau, […] aboutissement d’une vie de Rapace rondement et honnêtement menée. » (pp. 54-55) Il n’y a personne en réalité qui vive, seulement des personnages, des zombies vampires qui vous sucent le sang chaud jusqu’à la lie, vous laissant exsangue et blanc comme un fantôme d’outre-tombe. Voilà la société que peint Gabriel KUITCHE FONKOU dans Les Vins aigres. Un pandémonium dont les habitants semblent n’avoir aucune voie de survie devant eux, tellement les fondements de ladite société ont été minés dès le départ par des citoyens véreux et très souvent restés impunis. En effet, « comment s’adapter à un monde déséquilibré, à un monde où chaque jour apporte des extrêmes, à un monde de contrastes, de contradictions et de paradoxes quotidiens, à un monde où tout est naturellement contre l’épanouissement de l’homme ? » (pp. 39-40)

C’est justement pour cela sans doute qu’on en était arrivé là. À force de rester sur place à ressasser le même vieux vin, la vie elle-même n’était-elle pas devenue aigre ?  Surtout que « si la sédentarité en général n’instruit pas, la sédentarité en ville vous coupe complètement des réalités diverses du pays. » (p. 37) Et qu’est-ce qu’on trouve au village ? Des monarques qui ont droit de vie et de mort sur leurs administrés, des parents prêts comme Fondop (Retournements, p. 90) à maudire et à exiler progéniture et conjointes qui ne lèchent pas simplement leurs bottes, quittes à « écraser le mbvètn » (p. 98) lâchement par la suite dans des retournement spectaculaires sans scrupule ; des escrocs détourneurs de succession tel le veule Jouondzo, pour vendre les champs, bouffer la dot de leurs sœurs non encore mariées, et croire mordicus que : « Si je succède et que je meurs, c’est mon problème. Ce que je ne peux supporter, c’est que de mon vivant quelqu’un d’autre occupe ce siège. » (p. 163 ; des sorciers de race tel Tagueu, dont le grand merci qu’ils peuvent donner à leur dernière aimée est d’offrir toute leur progéniture à leur totem, dans un cynisme ineffable.

C’est justement pour cela enfin que la société vue par l’auteur dans Les vins aigres est une société à la croisée des chemins, chrysalide faible et sans avenir, ballottée entre un passé apparemment glorieux et un avenir aussi incertain que maudit. Mais que peut-on y faire ? « Quand le raphia est mûr on en extrait le vin. » (p. 143) C’est sans doute pour cela qu’en plus de cette déliquescence sociale peinte par le nouvelliste, il y a aussi l’onomastique qu’il appelle à son secours pour enfoncer le clou et conquérir l’attention et l’adhésion du lecteur. Mais si vous croyez que c’est tout, « alors comprenez que la poule a emporté votre grillon. » (p. 62)

III- DE L’ONOMASTIQUE COMME ÉLÉMENT DE DYNAMISATION ET D’EXACERBATION DES CARACTÈRES SOCIAUX ET INDIVIDUELS.

Pour faire des Vins aigres des vins vraiment aigres, l’auteur ne se contente pas de narrer et de décrire des situations décevantes, désespérantes et à la limite du suicide. Les noms même des personnages et de certains lieux-dits sont aussi là pour stigmatiser la gravité des situations décrites ou narrées, si tant est que chaque être humain endosse et subit le nom qu’il porte, chaque nom revêtant une signification inévitable et définitivement fatale.

NOM SIGNIFICATION
Dubong Je suis et j’ai été toujours comblé. Ironie pour dire que les malheurs se sont toujours abattus sur moi.
Ngando (La bourse) Le malchanceux, le maudit. Par guigne, Ngando ne bénéficiera jamais de sa bourse pourtant plus que méritée.
Ndzotché Celui qui mange sans travailler, gratuitement.
Pipi Celui/celle qui accepte tout, ne refuse rien (par manque de personnalité).
Le rapace Oiseau de proie qui rackette et arrache de force ce qui n’est pas à lui. Qu’a-t-il fait de l’épouse de Nguekek ?
Nguekek Je suis petit. On m’a dépassé sur mon/mes bien(s). victime du Rapace.
Yaya le chef (Vision) Yaya n’est chef que par ironie. Ce n’est qu’un pauvre fonctionnaire en réalité.
Fondop (Retournements) Le chef de ndop – en tissu batik. Ironie.
Le mewop Danse d’animation qui met l’homme devant sa beauté naturelle, provoquant ainsi l’attirance des femmes qui en perdent leur contrôle.
Mafongang La reine d’autrui. Mais de qui ici.
Ecraser le mbvètn Sceller la réconciliation ; fumer le calumet de la paix.
Les mandarins Les dominateurs (cf. l’histoire).
Le famla (L’air du temps) La sorcellerie. Tout ce qui dépasse l’entendement commun.
Le ngwati Idem.
Le kong Idem.
Gonflan (Risques) Professeur bouffi de prétentions mais en réalité fort faible.
Le monarque (Le monarque) Le despote, le tyran.
Le lalliLe feffo Danse guerrière exécutée lors de l’enterrement d’un « homme ».Soldats du roi garants de l’ordre social.
Le nket (Le banni) Contrevent de bambou tressé servant de couverture d’enclos ou d’emballage (corps…)
Tagueu (Vengeance de mère) Le souffreteux. Celui qui n’a jamais la vie facile.
Nkache Je ne sais pas. Je suis innocent.
Ndabou J’étais ignorant. Je n’en savais rien.
Jouondzo (L’héritier) Chasse et mange. Poursuis le temps – même s’il est contre toi.
Nteumpo Celui qui implore/demande à deux mains ; l’humble.
Mungoum Bamougoum : village où se passent toutes ces histoires.
Nguifo La voix du chef (de son maître, fidèle.)
Ndi, Handi, Belon, Metè Termes de respect et d’allégeance.
Le nwola’ thwobum Le premier ministre dans une dynastie bamiléké.
Signé Le dieu de quelqu’un.
Kankho (Farce) Cent ans. Patience – même dans cent ans on verra.

 

IV- DE LA RÉPÉTITION COMME AUTRE FAIT DE STIGMATISATION.

C’est de bonne guerre qu’un écrivain use de toutes les devises en sa possession pour donner à son écriture le maximum de vraisemblance. D’où cet usage redondant de répétions dans Les Vins aigres. Telle qu’elle est utilisée ici, la répétition n’est pas simple comme en langue française. Elle est plus l’expression d’une technique discursive bamiléké Mungum bien connue. Elle consiste à répéter le même fait, le même mot, la même construction, ou la même phrase plusieurs fois, pour s’assurer que l’interlocuteur a bien compris et pour annuler tout risque d’ambivalence ou de duplicité qui prêterait à quelque malentendu.

OCCURRENCES

RÉPÉTITIONS

Fidèle comme d’habitude(p. 25) Passif comme d’habitude. (p. 25)
Silencedonc ! (p. 25) Silence dans la chambre. (p. 25)
Féroce regard de rapace… menaçant silence de rapace.  (p. 47) Féroce regard de rapace… menaçant silence de rapace. (pp. 49, 53)
Telle une furieil partit, (p. 52) Telle une furie il arriva chez lui.
Une voix fantomale, mi-neutre, mi-autoritaire (p. 70) Une voix fantomale, mi-neutre, mi-autoritaire (pp. 71, 73)
Planté  au centre approximatif de  la cour d’en haut, l’œil mauvais dardé sur une case de femme qui fumait comme les autres (p. 85) Planté  au centre approximatif de  la cour d’en haut, l’œil mauvais dardé sur une case de femme qui fumait comme les autres (p. 93)
Un vrai chef (p.91) Un vrai chef (p. 94)
Fort tard (p. 93) Fort tard (pp. 93, 94)
Depuis plusieurs maïs (p. 95) Depuis des lustres (p. 99 [2 fois])
Des mandarins (p. 100) Des mandarins (pp. 100, 101 [2 fois], 102, 103)
des embobinés consentants(p. 100) Mandarins et embobinés consentants (pp. 102, 103)
Et non le jour comme lui(p. 107)

Et non comme lui, au vu et au su de tout un chacun. (p. 107)Le vrai et le faux se mêlaient (p. 108)Le vrai et le faux étaient repoussés (p. 108)Dieu merci, la malédiction (p. 139)Dieu merci, on était loin (p. 139)Et son défunt père le battait, (p. 167)battait, battait (p. 167)La concession autrefois si vivante (p. 168)la concession qui autrefois attirait (p. 168)Quatre années au cours desquelles il attribua (p. 168)

Quatre années au cours desquelles il vendit (p. 168)

Quatre années au cours desquelles ilne sortit (p. 168)Voici bientôt dix ans que tu as (p. 171)Voici bientôt dix ans que tu revins (p. 171)Ta case dont le foyer (p. 171)

Ta case dans laquelle jamais plus (p. 171)

Ta casedésormais privée de chaleur (p. 171)Aujourd’hui on foule aux pieds (p. 176)

Aujourd’hui on ne croit qu’en la justice (p. 176)


[1] KUITCHE FONKOU, Gabriel, Les Vins aigres, nouvelles, Yaoundé, CLE, 2008, 185 p.