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Le dernier combat

Le dernier combat

 

Jean-Pierre Martin

L’autre vie d’Orwell

Gallimard

 

Il a fallu aux gens de ma génération qui militèrent à la fin des années 50 pour l’avènement d’une société communiste une sévère cure de désintoxication. Beaucoup d’entre eux, dont je suis, avaient déjà de sérieux doutes sur le bien-fondé de leur engagement, précocement avertis qu’ils avaient été sur la réalité du pouvoir soviétique, sur la politique extérieure de l’URSS, notamment sur son rôle dans la guerre d’Espagne, sur la nature totalitaire des États guidés par l’infaillible boussole du marxisme-léninisme. La cure a donc commencé tôt, avec l’affaire Kravtchenko, les lectures de Victor Serge, David Rousset, mais les grands moments de désintoxication portent les noms de Georges Orwell, Soljenitsyne et Hannah Arendt. Surtout Orwell qui, avec son Hommage à la Catalogne, la Ferme des animaux, 1984, au-delà de l’analyse des totalitarismes passés, nous éclairait sur les nouveaux, ceux dont on peut craindre que dans trente ans ans (en 1949, Orwell imaginait 1984), en 2043, ils  seront venus à bout de nos démocraties.

 

Une œuvre-vie

Où un écrivain puise-t-il sa force, par quoi nourrit-il son imaginaire, aiguise-t-il sa lucidité ? Dans un attachant court récit, L’Autre vie d’Orwell, consacré aux dernières années de vie de l’écrivain, Jean-Pierre Martin nous rappelle une vérité étrangement négligée (les conceptions formalistes de l’écriture littéraire des années 70-80 n’y sont pas pour rien), à savoir que la trajectoire d’une œuvre, d’une pensée, est « inséparable de son existence sensible », que les expériences vécues sont fondamentales. L’œuvre d’Orwell, Jean-Pierre Martin la qualifie d’« œuvre-vie ». Les engagements d’Eric Blair (patronyme de l’écrivain), on les connaît : officier de police en Birmanie, explorateur des bas-fonds londoniens, familier des bassins houillers du nord de l’Angleterre, opposant à l’impérialisme anglais, combattant de la guerre d’Espagne, avec le Poum, contre les franquistes et les staliniens, correspondant de guerre en Allemagne… Mais la période de sa vie sur laquelle les biographes s’étaient peu penchés, parce qu’apparemment moins spectaculaire, c’est celle qui débute par la journée du 22 mai 1946 et qui ouvre le récit de Jean-Pierre Martin. Orwell inaugure alors une autre vie, dont on comprend vite en lisant le récit qu’en fait son nouveau biographe, qu’elle n’est autre qu’en apparence, qu’elle est toujours aussi héroïque, mais qu’il s’agit d’un héroïsme plus discret que celui qu’il déploya dans la Catalogne insurgée. Orwell manifeste la même force de caractère, la même intransigeance, le même courage que ceux dont il fit preuve dans ses conflits avec la presse de son pays, ses éditeurs, les intellectuels « progressistes » de son temps quand il dénonça leur lâcheté, leur cynisme et leur aveuglement.

 

Le bout du monde

Le 22 mai 1946, Orwell, malade (il souffre d’une tuberculose mal diagnostiquée, veuf  (il vient de perdre sa femme, est père d’un enfant adoptif âgé de deux ans), a quitté Londres et vient s’installer, seul, dans une ferme isolée, à demi délabrée, dans le coin le plus paumé d’une île des Hébrides intérieures, Jura, au nord de l’Écosse. Son projet : être le plus loin possible du monde habité des grandes villes, de toute communauté humaine, pour mener à bien le nouveau livre qu’il projette, son chef-d’œuvre : 1989. Sa vie à Barnhill ? Jean-Pierre Martin, pour mieux nous la restituer, a remis ses pas dans ceux de l’exilé volontaire. Un voyage  qui fut pour lui un vrai parcours du combattant. Pas grand chose de changé depuis 1950, date de la mort d’Orwell. Même paysage sauvage et désolé, même atmosphère de fin du monde. En passant, on découvre un aspect méconnu de la personnalité de Jean-Pierre Martin lorsqu’il narre quelques épisodes de sa propre existence, lesquels ne sont pas sans rappeler ceux de son modèle, notamment sa rupture avec les engagements politiques directs, son amour des lieux reculés, ses soifs de solitude,  ses besoins de dépense physique. De quoi nourrir sa profonde empathie pour Orwell et la nostalgie de son mode vie à Barnhill. Pour Orwell et plus généralement pour ces « insulaires » (mot à prendre aussi dans un sens métaphorique), ces hommes « retirés » que furent  — et que devrait être à ses yeux tout écrivain ou artiste habité par son œuvre —  Henry David Thoreau, Wittgenstein, Bernanos, Flannery O Connor, Bergman, Stevenson, Thomas Bernhard…

 

Drôles d’oiseaux

Aidé par ses brèves mais fécondes expériences d’une vie d’ermite dans la nature, Jean-Pierre Martin peut alors donner libre cours à son imaginaire pour évoquer les journées vécues par Orwell dans son île. Il n’invente pas, il « brode » en prenant appui sur les notes factuelles consignées par l’écrivain dans son domestic diary. Les activités du nouveau locataire de Barnhill ? Rafistoler la ferme, clôturer puis, jour après jour, couper du bois, extraire la tourbe, bêcher, planter, semer radis, oignons, betteraves, carottes, poireaux, choux…, construire un poulailler, chasser, pêcher, exterminer les serpents, dépecer les bêtes tuées, traire les chèvres,  élever un cochon, se battre contre les éléments, le vent, la pluie, les tempêtes en mer. C’est une nouvelle guerre, quotidienne, sans grandeur, harassante que mène cet étrange pionnier efflanqué, miné par la maladie, qui n’a plus que trois ans à vivre. Quand trouve-t-il le temps de travailler sur ce roman qui a pour titre provisoire The last man in Europe ? S’il est seul au début, sa sœur puis son fils et la gouvernante vont le rejoindre, et des amis, souvent indélicats, qui lui sont à charge. Et des femmes. Ah ! Orwell et les femmes… L’épisode de sa liaison, puis de son mariage tardif, avec cette extravagante Sonia Brownell qui rencontra la fine fleur de l’intelligentsia parisienne, Barthes, Lacan, Queneau, Duras, Leiris, et qui entretint une liaison malheureuse avec Merleau-Ponty, mériterait à lui seul un roman. Les femmes, écrit Jean-Pierre Martin, ont toujours été pour Orwell « de drôles d’oiseaux ». Ce dur est un amoureux transi, un ingénu, un timide, un puritain, en même temps qu’un mâle tiraillé par le sexe qui peut soudain devenir brutal et se jeter sans crier gare sur une femme.

Épuisé par la tuberculose et l’écriture de 1984, Orwell sera hospitalisé à Glasgow. Il ne retournera qu’une une fois à Barnhill avant de mourir à Londres le 21 janvier 1950.

En juin 1949, le roman dans l’écriture duquel il avait jeté ses dernières forces paraissait à New York.

 

 

 Paru dans Art press