Maurice Olender
Race sans histoire
Points Seuil
Si, après la tragique histoire du 20e siècle, il est encore quelques idéalistes ayant foi dans les progrès de l’humanité, j’entends sur les plans de la raison et de la morale, qu’ils lisent pour tempérer leur excessif optimisme l’ensemble de textes de Maurice Olender réunis sous le titre Race sans histoire. Non que les analyses du directeur de la très riche « Librairie du 21e siècle » (éditions du Seuil) conduisent à je ne sais quel jugement désabusé sur notre humaine espèce et au constat que celle-ci étant décidément irréformable il n’y a qu’à la laisser à ses folies et à nous occuper de notre petit carré de radis. Maurice Olender n’est pas du genre à baisser les bras devant les monstruosités de son temps, ses activités d’historien, d’enseignant, de directeur de revues et de collections, le prouvent abondamment. Le savent aussi bien les écrivains et philosophes qui travaillent à ses côtés, collaborent à ses publications, que ses ennemis qui menèrent contre lui de violentes campagnes de dénigrement.
Le 20e siècle, on sait de quoi il fut capable, inutile d’insister, le mot Shoah en dit l’inégalable horreur. C’est ce monstrueux effondrement, difficilement pensable, de la conscience humaine qui a impulsé et qui continue d’alimenter le travail d’analyse et d’écriture de Maurice Olender. Difficilement pensable ne signifie pas impensable. L’auteur de l’Idée indo-europénne entre mythe et histoire, n’est pas de ceux qui ont déclaré le forfait de l’intelligence devant un certain réel en le déclarant indicible, inconcevable. Bien au contraire, il a très tôt décidé de remonter le fil des dérapages théoriques, idéologiques, philologiques, anthropologiques, philosophiques, sociologiques, politiques, religieux, scientifiques, qui ont conduit à cette nuit et à ce brouillard des corps humains et de la pensée. Ce qu’il suit alors à la trace, éclairant son histoire, dégageant les différentes strates de ses sens, c’est un mot, le mot « race ».
D’où vient-il, qu’a-t-il signifié au cours des siècles, à quel moment de notre histoire occidentale se charge-t-il d’une signification lourde des horreurs à venir ? Faut-il s’étonner que ce soit précisément à la fin du 19e et au début du 20e siècles que la machine devienne folle et que le mot « race » qui a pu auparavant identifier un peuple, une lignée, une famille, une classe sociale, une nation, une langue, voire une religion, se trouve lesté d’un sens « physique et métaphysique », bientôt biologique. Le racisme, dans son acception moderne, naît alors. C’est en 1892, repère Maurice Olender, que le mot « raciste » apparaît dans la langue française, et en 1902 le terme « racisme ». Les diverses théories de la race, explique Olender, nombreuses et contradictoires, qui jusque-là avait tenté de rendre compte de l’évolution des civilisations, sont peu à peu abandonnées au profit d’une seule, celle qui mènera au cœur du 20e siècle, à son anus mundi. Dès la première page de son livre, Maurice Olender rappelle qu’en 1883 l’orientaliste James Darmesteter avait agité la sonnette d’alarme : « Les sciences historiques dans ce [19e] siècle, ont vécu sur une idée, celle de race. Quand on ne vit que d’une idée, à la fin on en meurt. Cette idée de race, après avoir renouvelé, ou pour lieux dire, créé l’histoire moderne, avait depuis longtemps déjà commencé à la stériliser et à la fausser ».
Pour mener au mieux son enquête, il a fallu à Maurice Olender remonter loin, jusqu’aux Indo-européens, à leur histoire, mais surtout à la fiction d’une « âme indo-européenne » dont les usages politiques menèrent où l’on sait (les Aryens firent saliver les extrêmes droites européennes, notamment en France la Nouvelle droite – Maurice Olender rappelle la polémique qui opposa Art press à ce mouvement dirigé par Alain de Benoist).
Dans cette recherche de la généalogie d’un mot qui fonctionna comme un véritable « piège sémantique », Maurice Olender fait appel aux travaux de ceux qui en éclairèrent les variations de sens comme de ceux qui n’eurent de cesse de les obscurcir. Parmi les premiers, citons Marcel Mauss et Claude Lévi-Strauss, lesquels contestèrent la notion de « peuples non civilisés » et appelèrent à la reconnaissance pour chaque société à sa singularité, singularité qui tenait, selon Lévi-Strauss, « à des circonstances géographiques, historiques et sociologiques, non à des aptitudes distinctes liées à la constitution anatomique ou physiologique des noirs, des jaunes ou des blancs ». Et d’insister : il n’existe pas plus « d’aptitudes raciales innées » que de « peuples sans histoire ». Quant aux seconds, occupés à brouiller la notion de « race » et à en effacer la « trajectoire sémantique » en vue de constituer des doctrines pour certaines meurtrières, Maurice Olender en analyse les écrits, mettant au jour leur logique et démontant les mécanismes de leurs croyances. Leur niveau de responsabilité dans leur « quête frénétique des origines » ou de quelque pureté perdue (de sang, de langue, de culture…), quant aux effets dans le réel, n’est pas égal, néanmoins tous ces penseurs ont contribué à mettre en place le préjugé raciste dont la finalité est toujours la même : fabriquer un « autre » et « l’entourer d’une frontière magique, infranchissable ». Sont ainsi passés au crible critique les écrits de Renan, Darwin, Wagner, Jung, Evola, Guénon, Mircea Eliade, Drieu la Rochelle, les textes des descendants illégitimes de Georges Dumézil et de cette génération d’universitaires allemands, de philosophes, juristes, historiens, médecins, écrivains, qui eurent quelque complaisance pour le nazisme ou, pour un certain nombre, en furent de fermes soutiens. Sur ces derniers, cette « génération de taiseux », comme il les appelle, Olender ne cesse de s’interroger : « Comment comprendre que des hommes, dont le métier est de penser, d’écrire, de parler, que des professeurs, dont la vocation suppose la formation et la transmission des savoirs, d’une génération à l’autre, n’aient rien dit ni écrit, ou si rarement, sur ce que fut ce type d’engagement politique, le leur propre et celui de leur génération ». Trous de mémoire, lâcheté, pudeur, honte, culpabilité ? Ne faudra-t-il pas attendre les années quatre-vingt-dix et deux mille pour la langue d’un Hans Robert Jauss, ou celle d’un Günter Grass, commence à timidement se délier. Quant au mutisme d’un Heidegger, il a longtemps mis dans la gêne les admirateurs de son œuvre philosophique.
Le mythe aryen, la notion de sacré, la recherche des origines, les aléas du mot « race », auront causé bien des tragédies. « Les mots ne sont pas des signes inoffensifs ». Il serait bon, par les temps qui courent dans de bien dangereuses directions, de ne pas oublier cette mise en garde de Maurice Olender.