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Fanon, mauvaise conscience des Antilles

A propos de Frantz Fanon et les Antilles, un livre d’André Lucrèce.

Fanon par Mustapha Boutadjine

Publié en 2011 pour marquer le cinquantenaire de la mort de Frantz Fanon (né en 1925, décédé prématurément en1961), ce livre petit par ses dimensions mais bel objet (par son papier, sa typographie, sa couverture à rabats), et bien écrit, a surtout le mérite de poser quelques bonnes questions (1). La préface annonce la couleur : « En quoi la mise à l’écart de la pensée fanonienne et la promotion du discours-monde constituent-elles une possibilité offerte à l’homme antillais de prendre la mesure du monde et de se défaire des formes d’aliénation moderne ? » (p. 19).

Le premier chapitre du livre rappelle opportunément combien chez Fanon la théorie était inséparable de l’action. Quand il s’intéressait aux névroses de l’homme noir ou du combattant algérien, il savait exactement de quoi il parlait pour avoir reçus ces hommes en tant que patients, pour les avoir soignés. Et de même sa connaissance de la révolution algérienne était-elle directe, intime puisqu’il en était lui-même l’un des acteurs. Intellectuel atypique à cet égard, chez Fanon l’engagement ne se limitait pas à la publication d’écrits non-conformistes ou à l’addition de sa signature au bas d’un manifeste. Volontaire lors de la seconde guerre mondiale, il a prouvé par son comportement héroïque que son courage ne se situait pas seulement au niveau du verbe. Blessé, ayant échappé de peu à la mort, il a pu déclarer a posteriori qu’il s’était engagé dans une mauvaise guerre, mais n’a jamais renié la nécessité du recours à la violence pourvu que le combat fût juste. Et quoi de plus juste que le combat pour sa liberté d’un peuple soumis au joug colonial ?

Le second chapitre étudie les rapports entre Césaire et Fanon, le sujet qui doit fâcher inévitablement les partisans de l’un ou de l’autre. Entre le départementaliste, notable de la République d’un côté et le révolutionnaire engagé dans une guerre de l’autre côté, il n’y a en effet pas de compromis possible. Lucrèce traite le sujet ma non tropo. Sans cacher le désaccord fondamental, il préfère insister sur l’admiration réciproque qui existait malgré tout et termine sur une citation d’un poème du Moi, Laminaire de Césaire (1982) dans lequel Fanon est magnifié en « guerrier silex ». N’y aurait-il pas plus à dire sur le sujet ? Car Fanon était bien l’épine dans le pied de Césaire. Fanon, lui, ne faisait pas, d’un côté, un discours vengeur sur le colonialisme et n’allait pas, de l’autre côté, tendre la main en Métropole pour sa petite colonie, la confortant ainsi dans la dépendance – timeo Danaos et dona ferentes. Et s’il est vrai que Césaire a reconnu qu’il s’était trompé sur ce point, force est de constater que ce reniement – temporaire – n’a guère été suivi d’effet pratique. L’hommage de Césaire à Fanon après sa mort – reproduit à la fin de l’ouvrage – contient pourtant un aveu de taille : « Le tragique ? C’est que sans doute cet Antillais n’aura pas trouvé des Antilles à sa taille et d’avoir été, parmi les siens, un solitaire » (p. 157). Et Fanon lui-même ? Quelle relation véritable entretenait-il avec son île natale ? Pourquoi n’est-il pas allé affronter directement Césaire ? Est-ce parce qu’il était persuadé que la cause de la Martinique indépendante était désespérée ? Lucrèce cite là-dessus Simone de Beauvoir : « On le sentait tout de même gêné de ne pas militer dans son pays natal » (2). Mais notre auteur n’en dit pas là-dessus davantage.

Dans le troisième chapitre, « L’empreinte d’une pensée », Lucrèce tire les principales leçons du message de Fanon à propos du colonialisme et de la lutte anticoloniale, puis il aborde le cas spécifique des Antilles françaises dans une section intitulée « Antilles, un destin corrompu ». On y trouvera des détails instructifs et amusants, par exemple sur l’origine du nom Martinique qui n’est pas ce que la vulgate coloniale enseigne. On y trouvera surtout la dénonciation sans appel – inspirée de l’analyse des régimes des nouvelles républiques africaines développée par Fanon dans Les Damnés de la terre (1961) – d’une certaine manière de faire de la politique qui s’observe également dans les îles françaises. Lucrèce voit dans les luttes qui ont agité la Guadeloupe et la Martinique au début 2009 le signe de la trahison des élites politiques, plus occupées à se servir elles-mêmes qu’à répondre aux préoccupations de leurs mandants. Mais, ajoute-t-il, la lutte populaire ne pouvait pas déboucher sur des progrès significatifs sans prendre appui sur un projet fondateur qui « fut bien entendu absent » (p. 138). Pourquoi « bien entendu » ? Quel devrait être ce projet ? Qui pourrait l’élaborer et le rendre convaincant ? Nous n’aurons pas, hélas, les réponses à ces questions.

Le livre s’achève sur le constat de la « violence fratricide » qui traverse toute la société antillaise, que ce soit à l’intérieur de la famille, à l’école, sous les abribus où se retrouve la jeunesse désœuvrée, près des mangroves où la drogue se trafique et se consomme. La solution de Fanon – canaliser cette violence dans une guerre de décolonisation – n’est pas d’actualité « aux Antilles où les problèmes se posent en d’autres termes », selon Lucrèce. Ce qui ne l’empêche pas de chercher dans leur situation coloniale, passée et présente, « la dimension historique et culturelle qui porte cette violence » (p. 146). On le voit, Frantz Fanon et les Antilles pose davantage de questions qu’il n’en résout. Ce livre aurait donc dû susciter un vaste débat au sein des élites antillaises… si elles n’étaient pas préoccupées d’autres choses, comme déjà noté.

Michel Herland.

(1)   André Lucrèce : Frantz Fanon et les Antilles – L’empreinte d’une pensée, suivi de Aimé Césaire : Hommage à Frantz Fanon. Le Teneur – K.Éditions, Fort-de-France, 2011, 165 p., 20 €.

(2)   P. 124. Cité d’après Simone de Beauvoir : La Force des choses, Paris, Gallimard, 1963, p. 622.